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ou les petites. Plus l’entreprise est prospère, plus ses opérations sont étendues, plus son personnel est nombreux et plus le sort de l’employé est favorable, parce qu’elle lui assure trois choses enviables entre toutes : les avantages matériels dans le présent, la permanence des engagemens et la sécurité dans la vieillesse.

Nous n’insisterons pas sur le premier point. Tout le monde sait que dans les grands magasins l’employé est mieux rétribué, mieux nourri et mieux logé que dans les petits, et que la durée du travail y est moins longue et mieux répartie. Les employés ne s’y trompent pas : tous ou presque tous aspirent à entrer dans les grands magasins, comme le prouve le nombre incroyable de demandes dès qu’une vacance se produit.

Ce que l’homme, surtout l’homme de notre race, prise au-dessus des avantages immédiats, c’est la sécurité. Or, dans les petits magasins, non-seulement l’employé est révocable ad nutum, mais encore il est soumis à toutes les incertitudes de la fortune commerciale de son patron, que trop souvent guette la faillite. Dans les grands magasins, au contraire, l’employé, après six mois de stage, est pourvu d’une sorte d’investiture morale analogue à celle de la commission des employés de chemins de fer qui lui donne la quasi-propriété de son grade et le met à l’abri d’un brusque renvoi. Il n’est pas à la merci d’un caprice de son chef direct. Celui-ci a simplement le droit de demander son renvoi : l’affaire est soumise à l’un des « intéressés, » qui donne son avis. Le dossier est ensuite examiné par le conseil des chefs de service, et le directeur statue en dernier ressort, les parties entendues. Les révocations sont extrêmement rares, comme le prouve le grand nombre d’employés qui, dans les grands magasins, comptent vingt, vingt-cinq et trente ans de services. Ainsi est obtenue cette permanence des engagemens que Frédéric Le Play considère avec raison comme un des plus heureux symptômes de la paix sociale. En entrant dans un grand magasin, l’employé sait qu’il ne dépend que de lui de s’y maintenir et d’arriver, par avancemens successifs, jusqu’à l’époque de sa retraite. Dans la plupart des petites entreprises, l’employé appelé par le service militaire quitte sa place sans espoir de la reprendre. Dans les grands magasins, il est assuré de la retrouver. Non-seulement on le maintient sur les registres du personnel, mais le temps passé sous les drapeaux compte pour son avancement et ses droits à la retraite. Il est à peine besoin d’ajouter que l’employé est intégralement payé pendant sa période de vingt-huit jours. La grande préoccupation du travailleur est de se dire qu’un jour viendra où ses forces le trahiront et qu’il sera réduit par la vieillesse à la misère. Dans les petites entreprises, qui changent