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pas très nettement à quelle besogne il a pu employer sa longue vie, et je crois bien que, si l’on pouvait obtenir de lui une confession générale, on ferait, avec sa biographie, une « vie orientale, » encore plus aventureuse que celle du Vangheli de M. de Vogüé. Tout ce que je puis dire, c’est que Macarios a été matelot et même capitaine de caïque et qu’il a eu beaucoup d’aventures de mer. Sa mémoire est parsemée de mots turcs, français, anglais, recueillis comme des coquillages sur des plages lointaines. Il a passé plusieurs années en Égypte et se trouvait à Alexandrie lorsque l’impératrice Eugénie vint visiter les travaux de l’isthme de Suez. Il sait le russe et il aperçoit vaguement dans son passé, je ne sais pourquoi, la Martinique et le Mexique. Dieu sait ce qu’a pu faire, en ces nombreuses péripéties, l’homme mystérieux qui se cache sous la robe et le nom du père Macarios et qui est venu s’échouer, comme une barque démâtée, dans ce désert ignoré. Je ne serais pas étonné qu’il y eût dans sa conscience quelques souvenirs gênans ; maintenant le bonhomme est rassasié de toutes choses et revenu de bien des illusions ; et, dans les rares momens où il cause, il dit à l’exemple du roi Salomon avec le geste de jeter de la poussière au vent : Ματαιότης ματαιοτήτων, vanité des vanités. Je crois que cette phrase est le seul passage des livres saints que Macarios connaisse ; il la répétera pour gagner le paradis, jusquà ce que ses péchés lui soient remis et que l’higoumène du couvent ouvre le ciel à son âme repentante et désabusée.

Macarios est moins un religieux qu’un pénitent. Voici les moines. Le père cuisinier, épais, sale et pataud avec un bon sourire. — Le père conseiller, Dionysios, auquel on hésite à donner le nom de père, tant ses allures sont dégagées et juvéniles : un gaillard barbu, vigoureux, brun, vêtu d’une longue robe noire et coiffé d’une toque comme en ont en France les juges et les professeurs. Ses longs cheveux, tordus, sont rentrés dans sa toque. Son visage est intelligent, décidé, volontaire. Dionysios semble un esprit ouvert, libéral, capable de tolérance : il est de Santorin, parle sans amertume des paroisses catholiques de l’île et me confie qu’il a de nombreux amis parmi les prêtres latins. — Le supérieur, ou comme on dit en Grèce, le saint higoumène, ὁ ἅγιος ἡγούμενος, figure prudente et rusée de moine byzantin. Fort majestueux avec sa pelisse de fourrures et sa ceinture bleue, le vénérable Gennadios tend gravement, aux baisers des fidèles, sa main maigre et fine. On me dit qu’il ne ressemble en rien à son prédécesseur, un mauvais plaisant dont les relations avec l’institutrice, une belle fille de Santorin, ont fait beaucoup de bruit dans le pays. Celui-ci a d’autres idées en tête ; on dit qu’il est ambitieux et que les honneurs épiscopaux le tentent.