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arithmétique, soixante-huit. Dans le chemin, tandis que l’éphore descendait la côte sur un vieux mulet qu’il ne pouvait maîtriser, je pris le pappas à part, et je lui dis :

— Le compte n’est pas juste.

— C’est vrai, kyrie, j’en ai gardé plusieurs...

Et il ajouta, la tête basse :

— Je voulais t’en donner quelques-unes, ainsi qu’à l’éphore.

C’était peut-être vrai. Ce pappas est un des plus honnêtes gens que j’aie connus dans les Cyclades. Mais je me mis dans une grande colère. Je lui dis que c’était nous insulter, nous autres Français, que de nous offrir de pareils cadeaux, que d’ailleurs j’étais las de cette histoire, et que je ne voulais plus entendre parler de ces monnaies byzantines. Là-dessus, je déchargeai ma colère sur mon mulet, que je battis à grands coups de bâton, et je rejoignis, au galop, l’éphore qui trottinait en retournant la tête, déjà inquiet de nous voir causer si longtemps, loin de lui.

Quelques jours après, le pappas, bourrelé de remords et de crainte, emmena Panayotis dans un champ et lui remit les pièces qu’il avait gardées. Et, comme l’éphore lui reprochait d’avoir agi avec tant de mystère :

— Mon fils, répondit le digne prêtre, je n’ai point agi avec mystère, car le seigneur français savait qu’on avait trouvé ce trésor.

J’ai su depuis que l’éphore, qui me haïssait, conçut alors le projet de me faire passer pour un homme dangereux, capable de corrompre la vertu des curés grecs. Il échoua dans son noir dessein.

Je n’en voulus pas au pappas Dimitri Prasinos. Il me donna sa bénédiction au moment où je quittai l’île. Je lui fus même reconnaissant ; car toutes les circonstances de notre vie doivent servir à notre avancement intellectuel, et cette aventure me fit comprendre comment il se faisait que les croisés de 1204, prud’hommes et « droicturiers, » n’avaient jamais pu vivre en bonne intelligence avec les Byzantins, adorateurs d’icônes. Ces deux races, également spirituelles, et qui se ressemblent en bien des points, sont séparées par certaines différences qui s’effaceront malaisément. Elles auront toujours une tendance à s’unir. Mais elles diront toujours un peu de mal l’une de l’autre. La Chronique de Morée, où les compatriotes de Villehardouin, prince d’Achaïe, se plaignaient de l’excessive subtilité du peuple ingénieux qu’ils avaient conquis, est la préface, un peu lourde et gauche, de la Grèce contemporaine d’Edmond About.


GASTON DESCHAMPS.