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le bruit répandu du changement d’humeur survenu dans le cabinet britannique vint donner à l’éventualité dont la princesse s’était toujours méfiée une apparence à la fois plus prochaine et plus menaçante.

A partir du jour où ces nouvelles dispositions de la cour d’Angleterre lui furent connues, tout indique que l’impératrice n’hésita plus. Elle comprit avec sa perspicacité accoutumée que du moment où la Hollande demandait grâce et où l’Angleterre lâchait pied, la coalition était de fait rompue, et la paix, à laquelle personne ne croyait encore autour d’elle, lui apparut comme une nécessité devenue inévitable : le tout était d’arriver à temps pour qu’elle pût en régler les conditions elle-même, au lieu d’attendre qu’elle n’eût plus qu’à souscrire à celles qu’on lui apporterait déjà arrêtées sans sa participation et à son insu. Sans doute après le mauvais accueil qu’avaient reçu, à Dresde, dans un moment douloureux, ses propositions presque suppliantes, elle s’était bien promis de ne plus prendre l’initiative d’un rapprochement avec la France ; depuis lors elle avait toujours attendu qu’on vînt la chercher. Mais le souvenir de l’humiliation qu’elle avait éprouvée alors s’était effacé avec la chute du ministre qui la lui avait infligée, et l’âme la plus inflexible ne peut nourrir tous les ressentimens à la fois ; les injures récentes atténuent toujours, quoi qu’on fasse, l’impression laissée par les injures passées. Que tout réussît cette fois encore à Frédéric qui l’avait spoliée, à Emmanuel qui l’avait trahie, à l’Angleterre qui s’apprêtait à se jouer d’elle, c’était là maintenant la blessure que ne pouvait supporter son orgueil royal, et en promenant ses regards autour d’elle, elle ne voyait dans l’isolement où elle allait tomber que la France qui pût l’en préserver. Elle entra donc avec sa décision accoutumée dans la voie que Brühl lui avait indiquée, et Puisieulx ne tarda pas à s’apercevoir que la démarche était sérieuse, à l’insistance du langage tenu par le représentant saxon à Versailles, et à la netteté des propositions que cet agent se déclara autorisé à lui faire[1].

  1. Je dois confesser qu’en attribuant la résolution prise à ce moment par Marie-Thérèse d’entrer sérieusement en négociation avec la France au revirement opéré dans les dispositions du ministère anglais, je fais une supposition qui me paraît fondée sur des indices très vraisemblables, mais dont je ne puis donner une preuve absolument certaine. J’éprouve ici l’embarras que j’ai déjà signalé et qui tient à l’irrégularité et à la lenteur des correspondances à cette époque. Quand deux faits se passent sur deux théâtres différens à des époques très rapprochées, il est impossible de savoir précisément lequel a précédé et par conséquent a déterminé l’autre. C’est le cas des deux résolutions analogues prises à Vienne et à Londres et consistant à traiter directement et à l’insu l’un de l’autre avec la France. Mais les textes que j’ai cités précédemment montrent quelle inquiétude Marie-Thérèse éprouvait, et depuis longtemps, de se voir délaissée par l’Angleterre, et il ne me parait pas possible que son ministre à Londres, toujours très bien informé et la tenant avec soin au courant de ce qu’il était mieux que tout autre à portée de savoir, ne l’ait pas avertie de très bonne heure du changement de dispositions du cabinet anglais. Comment ne pas croire alors que cette connaissance, confirmant d’anciens soupçons, ait été la cause déterminante de la résolution prise par l’impératrice ? Je préfère cette supposition à celle de M. d’Arneth, qui pense que l’impératrice fut principalement portée à cette démarche par la crainte de voir Frédéric intervenir une troisième fois dans la lutte. Ce serait la supposer trop ignorante des intentions certaines et parfaitement connues où était Frédéric de rester neutre.