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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/286

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pour attirer l’attention du président, il agitait son chapeau comme on fait à Londres lorsqu’on veut héler un cab. Sa voix, affligée d’un enrouement chronique, eût rappelé à un Français notre traditionnel Jean Hiroux. Il hurlait ses violences à voix basse, en sorte que les insultés étaient obligés de s’approcher de lui et se faisaient un cornet acoustique de leurs mains arrondies autour de leurs oreilles pour ne rien perdre de ses injures.

Il avait pour compère un certain major O’Gorman, sorte de géant à voix de stentor, qui embellissait ses prodigieux discours de citations classiques et de chansons populaires, avec de grands gestes, de grands mots et un inimitable accent de terroir. Comme les comiques en vogue, il n’avait qu’à paraître pour faire rire, et son dos immense, en croupe de montagne, n’était pas moins amusant que sa physionomie. Lequel était le plus irrésistible ? Le major vu de face ou le major vu de dos ?

On se moquait franchement d’O'Gorman. En ce qui touche Biggar, le sentiment était mélangé de gaîté, d’impatience et de mépris. On rappelait à satiété la boutique d’où il sortait ; on affectait de renifler autour de lui un relent de charcuterie et de porc salé. On le croyait sans danger parce qu’il était mal élevé. « Ce n’est pas un gentleman, » disait-on volontiers. Le mot, en ce temps-là, avait encore beaucoup de force ; il équivalait à une condamnation sans appel. Les Anglais ont infiniment de peine à prendre au sérieux un homme qui se fâche ou qui a des façons vulgaires. Aussi, dans ces jours d’indolence et d’insolence où les tories régnaient sans rien faire et où Disraeli déployait sa a magistrale inertie » (masterly inactivity), Biggar et O’Gorman jouaient-ils au parlement le rôle que jouent, dans une troupe de music hall, les grotesques irlandais. Un fou rire courait le long des bancs, à droite et à gauche lorsque le petit Biggar trottait à côté du grand O’Gorman, faisant trois pas pour une enjambée du major, et que tous deux traversaient ainsi le parquet de la chambre pour courir à un vote où personne ne les suivait.

Et cependant, M. Biggar n’était rien moins que l’inventeur de l’obstructionnisme, cette redoutable machine de guerre qui a fait plus pour l’Irlande que les sarcasmes de Swift, plus que l’éloquence de Grattan et d’O’Connell, plus que la guerre civile, la famine et la dynamite, et qui, par surcroît, a presque paralysé la vie parlementaire et le progrès social en Angleterre depuis quinze ans. L’idée de M. Biggar était simple. « On nous tient prisonniers à Westminster : rendons la vie impossible à nos geôliers. L’Angleterre nous empêche de faire nos affaires ; empêchons-la de faire les siennes. » La tactique se dévoila pour la première fois dans la