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cheveux un peu rares, son mince poignet d’aristocrate, tout en lui sentait la race, racontait plusieurs générations de vie noble et pensante. Rire de lui ? Personne n’y songeait. Ce masque tragique où s’immobilisait un froid dédain, crispé de haine à certains momens rapides, inspirait de tout autres sentimens, des sentimens qu’il n’était pas toujours agréable d’éprouver et contre lesquels on protestait comme on pouvait. « Avec cette figure-là, disait quelqu’un, Parnell ne peut mourir que sur l’échafaud. » Il ne s’agit point de l’échafaud vulgaire où l’on traîne les scélérats, mais de l’échafaud politique qui est une tribune, un piédestal, presque un autel, d’où un Algernon Sidney, un lord Russell parle à la pitié et à l’admiration des siècles. On croyait voir ce beau visage couché sur le billot, la tête séparée du tronc, d’un seul coup de hache, montrée aux assistans par un bourreau vêtu de rouge : « Ainsi périssent les ennemis de l’Angleterre ! » Et un peuple en larmes se précipitait pour recueillir quelques gouttes de ce noble sang. J’affirme que plus d’un a évoqué ce spectacle en pleine chambre des communes, les soirs où parlait Charles Parnell.

Ceux qui liront ses discours y retrouveront un sens ferme et droit, un esprit pratique, je dirais opportuniste si le mot n’avait été affreusement galvaudé, de la simplicité, de la clarté, toutes les qualités politiques, une seule qualité oratoire, celle que les Romains appelaient gravitas. Encore vient-elle du caractère plutôt que de l’esprit. Son prestige résidait-il dans l’action ? Chez lui, elle était nulle. Lorsqu’on le félicitait d’être orateur, il refusait cet éloge : « Ce qu’on fait bien, disait-il, on le fait avec plaisir. Or je déteste parler. » En effet, il n’a pas prononcé un seul discours sans avoir à se vaincre lui-même, sans avoir à dompter la timidité qui lui serrait la gorge. Sa figure ne trahissait rien de cette lutte ; mais ceux qui étaient placés derrière lui voyaient frémir la main qu’il tenait repliée derrière son dos ; ils voyaient ses ongles en labourer la paume avec une convulsive énergie. Peut-être est-ce cette tension même qui donnait à ses moindres paroles un je ne sais quoi de hagard, de farouche, et comme une sévérité émouvante.

Orateur, il ne l’était point, il ne l’a jamais été à la façon des O’Connell, des Gambetta, des Castelar ou des Disraeli et des Jules Simon. Il ne pouvait ni causer, ni chanter, ni vaticiner. Il n’eut ni les effusions passionnées, ni l’envolée poétique, ni le torrent oratoire, ni les curieuses trouvailles de mots, ni les académiques bonnes fortunes d’expression, ni la familiarité spirituelle et conteuse. Dans tous ses discours pas un trait, pas une anecdote, pas une image, rien qui fasse appel au sentiment et à l’imagination, c’est-à-dire aux qualités que les Saxons reprochent aux Celtes, depuis