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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/29

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LES DUPOURQUET.


cliner devant lui, s’enorgueillir hautement de sa simplicité et de sa vaillance, lui redonner conscience de sa valeur, le remettre à sa vraie place.

Et cet esprit de famille s’étendait aussi à Julien, qu’elle avait traité si durement jadis, qu’elle avait été si soulagée de voir partir, tant elle craignait que George n’eût vent de l’intimité de leur enfance, de ce roman d’amour ébauché entre eux aux premiers troubles de la puberté.

Maintenant, par tactique plus encore que par conviction, elle le réclamait lui aussi, l’appelait son cousin, s’attendrissait aux souvenirs lointains de son entrée au Vignal, contait sa sauvagerie, son mutisme farouche de petit paysan arraché à sa masure, et plus tard sa reconnaissance, son dévoûment, l’attachement sans bornes qu’il leur gardait.

— Une seule chose m’étonne, ma chère, lui répondit George certain jour ; c’est que, le portant à ce point dans ton cœur, tu ne l’aies pas épousé. Pas mal du reste, ton cousin, un beau gars aux abatis canailles, mais solides… Puis, c’est tout ce qu’il aurait fallu ici, un bouvier qui continuât les traditions, mangeât des ognons à la croque-au-sel et exhalât une saine odeur d’étable.

XXVIII.

Cependant, entre eux, la scission n’était pas complète. Ils gardaient par habitude, sans songer à s’affranchir, la même chambre ; et parfois, si près l’un de l’autre, ils oubliaient en un moment très court leurs rancunes ; mais ce n’était là de la part de George que la satisfaction d’un capricieux désir, de la part de Thérèse que la soumission inerte à l’époux, l’observance loyale de ce qu’on lui avait dit être le devoir. Et de ces rapprochemens sans amour, il leur restait après comme le sentiment d’une déchéance.

Un jour, les Lacousthène vinrent passer l’après-midi au Vignal. Depuis quelque temps les relations s’étaient espacées, refroidies sans motifs plausibles, par suite d’une inconcevable tristesse d’Alice qui se calfeutrait dans sa chambre, objectait une lassitude qu’elle ne pouvait secouer, un absolu besoin de solitude et de calme comme si elle eût couvé quelque maladie lente.

Le docteur Bosredon, appelé à plusieurs reprises, constata un peu d’anémie, quelques troubles nerveux du côté du cœur, un ennui général plutôt qu’un malaise et prescrivit les ferrugineux, tout en conseillant le mariage.

Alors les Lacousthène usèrent de leur autorité pour faire sortir Alice, lui procurer bon gré mal gré des distractions, faisant valoir à