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REVUE DES DEUX MONDES.


— Nous y serons tout de même avant eux.

— Nom de Dieu ! les voilà !

Au bas de l’avenue du Vignal, les deux cortéges se heurtèrent ; et ce fut comme un choc formidable de béliers, mais personne ne lâcha prise ; les jambes s’arc boutaient inflexibles, les bras se nouaient désespérément autour des arbres, et le sang des rixes entrait déjà en ébullition, chauffait les oreilles, allumait les joues.

Un des vieux qui suivaient en amateurs avec les enfans fit observer qu’il serait malséant de se disputer pour si peu, de donner aux familles auxquelles on allait rendre honneur le spectacle pénible d’une lutte ; que l’avenue était assez large du reste et qu’on pouvait monter de front. Et les deux trophées se remirent en marche dans une bousculade, qui tendait à garder l’alignement, débouchèrent côte à côte dans la cour, tandis que sur le perron, debout, épanouis, mais très dignes, M. d’Escoublac, Dupourquet et George attendaient.

Chaque délégation lut son compliment transcrit à la hâte sur une méchante feuille de papier écolier, maculé de terre et de graisse, et comme après quelques paroles gracieuses de remercîment, George distribuait des poignées de mains à la ronde, l’enthousiasme militant de M. d’Escoublac n’y tint plus. Le buste penché sur la balustrade comme pour faire entrer plus avant sa conviction, il commença :

— Mes bons, mes chers amis !..

Encore un discours politique ! songea Génulphe à qui la franchise de ces professions de foi causait de singuliers malaises, et il le tira doucement par l’un des pans de son habit :

— Pas encore, monsieur le baron, laissez-leur d’abord planter les mais, c’est l’usage.

M. d’Escoublac resta dans une belle pose de statue, un bras levé, la bouche ouverte.

— Sarpejeu ! mon cher, quelle rage vous avez de toujours m’interrompre !..

Dupourquet, très bonasse, répliqua :

— On ne vous eût pas écouté avec assez de recueillement, ces braves gens ont grande hâte de mettre leurs arbres en place, ça se comprend, ils ne sont venus que pour ça et pour boire.

Il y avait, en effet, deux équipes de travailleurs qui piochaient ferme de chaque côté du perron, creusaient deux trous profonds où l’on engagea les peupliers que l’on dressa ensuite au moyen de câbles où tout le monde s’attelait hommes, vieillards, gamins, plies en deux, les bras raidis avec un entrain du diable et des Aou ! cadencés comme les Oh ! hisse ! des matelots.

Puis quand les arbres furent droits, on les cala au pied avec de