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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/426

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vente a rapporté à l’État 368, 493, 970 francs, c’est-à-dire plus de dix fois la valeur du produit. La France est en effet, comme je l’ai déjà dit, le pays où le tabac coûte le plus cher ; c’est également un de ceux où l’on en consomme le moins. Toutes les nations du nord de l’Europe nous dépassent de beaucoup sous ce rapport. Ainsi, tandis que la consommation annuelle ne dépasse pas, chez nous, 810 grammes par tête, elle est de 2, 500 grammes en Belgique, de 2, 000 grammes en Hollande, de 1, 500 en Allemagne, de 1, 240 en Autriche, de 1, 020 en Norvège, de 1, 000 en Danemark, de 940 en Hongrie et de 830 en Russie. Ces calculs ont été faits par M. de Foville.

La majeure partie de ce tabac est absorbée par les fumeurs. Il n’en a pas toujours été ainsi. C’est sous forme de poudre à priser qu’il s’est introduit en France et qu’on en a fait usage pendant deux siècles. En 1789, où la consommation annuelle montait déjà à 228 grammes par tête, on n’en fumait que le douzième. Priser était, au xviiie siècle, une habitude de bonne compagnie. Rien ne peut peindre, dit-on, la grâce suprême avec laquelle, sous la régence, ducs et marquis secouaient, d’un geste négligent, les grains de tabac d’Espagne tombés sur leur jabot de dentelle. Les acteurs du Théâtre-Français eux-mêmes peuvent à peine nous en donner une idée. La tabatière était entrée dans les mœurs et jouait son rôle en diplomatie. Les rois en faisaient cadeau aux personnes qu’ils voulaient honorer d’une manière spéciale. Elle ne figure plus aujourd’hui que dans les collections de bibelots précieux. Celle du Louvre est splendide et fait l’admiration de tous les visiteurs.

De la noblesse, l’habitude de priser était descendue dans les rangs de la bourgeoisie. Nos mères s’y livraient d’une manière ostensible ; mais la mode en a fait justice. Les femmes du monde y ont renoncé les premières ; les autres ont fait comme elles. De nos jours, la tabatière est reléguée dans les antichambres et les loges de concierges. C’est à peine si le tabac à priser représente aujourd’hui le tiers de la consommation totale. Quant à la chique, il n’en est plus question dans la bonne compagnie ; on ne la retrouve plus que chez quelques paysans bretons et dans le bonnet de travail des vieux matelots, mais le nombre en diminue tous les jours, et bientôt elle sera chassée même du gaillard d’avant.

L’habitude de fumer, au contraire, gagne tous les jours du terrain, ainsi que le prouvent les recettes de la direction des tabacs ; mais elle s’est transformée. On a commencé par fumer la pipe ; l’habitude s’en est, dit-on, introduite dans nos armées, pendant la guerre de Hollande, sous le ministère de Louvois, et s’y est généralisée pendant les grandes guerres de la république et de l’em--