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seul à sentir avec ce frère l’univers d’émotions qu’il avait créé pour nous deux ; par la suite, je m’aperçus qu’il transportait tous ses lecteurs aussi loin, aussi haut, et, naturellement, j’éprouvai quelque chagrin de me voir ainsi remis dans le rang ; enfin, avec la sagesse tardive, j’ai compris que s’il était grand, doux et bienfaisant, c’est parce que la multitude des hommes communiait en lui.

Un peu plus tard, j’eus mon second enchantement par Lamartine. Ce fut au collège, un dimanche, à la classe de catéchisme. La leçon du jour ayant fini avant l’heure de la récréation, notre maître, un jeune prêtre breton, nous accorda une demi-heure de lecture ; il dit qu’il allait nous lire une description de la Savoie, et il tira de la poche de sa soutane un mince volume : c’était Raphaël. Poussé par nos supplications et entraîné lui-même, il alla plus loin que les pages descriptives, il alla jusqu’au tiers du volume. J’entends encore cette voix, chaude d’émotion combattue, qui faisait parler Julie. Que Dieu l’absolve de son imprudence, si c’en était une ; à l’âge où l’adolescent doit recevoir toute la révélation de la vie, il est de pires instructeurs que la prose d’amour de Lamartine. Quand nous sortîmes de la classe, le cercle d’horizon où le monde est enclos avait reculé à l’infini, une lumière neuve vivifiait la création ; des lambeaux de ces longues phrases souples et caressantes flottaient sur nos lèvres, nous les rejetions comme on expire un air trop brûlant, aspiré par les poumons devant une fournaise. A la première sortie, je me procurai ce livre, je l’appris par cœur. Depuis lors, je l’ai relu bien souvent sur le lac du Bourget, sous les châtaigniers de Tresserves ; pendant longtemps, je n’ai pu voir ces lieux avec d’autres yeux que ceux de Raphaël. Les bons juges placent ce roman autobiographique parmi les productions imparfaites de Lamartine ; les bons juges nous la baillent belle. Si nous sommes sincères, nous récuserons toujours notre jugement littéraire devant certaines œuvres entrées de bonne heure dans notre chair et notre sang, fixées dans notre imagination par des circonstances spéciales. Tels vers, tels morceaux de prose, de musique ou de peinture, ne sont que des supports sur lesquels l’être intime s’est développé ; veut-on en faire un objet d’étude, on ne les isole pas plus qu’on n’isole un trait particulier du visage ami qui le complète ; eussions-nous le don critique et hypercritique, notre liberté d’examen est aliénée en pareil cas, comme celle d’un homme épris vis-à-vis de la femme aimée.

Je connus ensuite Jocelyn, Graziella, le Voyage en Orient. Je vis le golfe de Naples et la Syrie comme j’avais vu la Savoie et Milly : des domaines lamartiniens, où le maître avait commandé d’avance mes impressions, où il était partout présent. Il l’a écrit quelque part : « Un paysage n’est qu’un homme ou qu’une femme. »