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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/50

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REVUE DES DEUX MONDES.


il faut encore l’avoir séduite, à tout le moins apprivoisée. Entre nations de même race ou de même civilisation, l’entreprise n’est pas irréalisable ; avec de l’intuition et de l’application, on en vient même à bout rapidement. Les Français, dans notre siècle seulement, l’ont bien fait voir en Westphalie, par exemple, et surtout en Illyrie. Mais entre nations de race ou de civilisation différente, rien n’est plus malaisé. La bonne volonté et la finesse ne suffisent plus. L’Européen est trop loin de l’Asiatique pour deviner ce qu’il peut souhaiter ou seulement tolérer. Il use, sans le savoir et malgré lui, de la méthode expérimentale. Les dispositions qu’il juge définitives ne sont que des essais et des tâtonnemens, et ce sont ses échecs successifs qui, lentement, l’amènent dans la bonne voie. Tant d’obstacles, qu’il ne soupçonnait pas et dont le vaincu n’a pas conscience, ont singulièrement retardé la marche du vainqueur. Il avait demandé crédit de quelque temps ; ce temps se trouve toujours trop court, et l’impatience générale l’abrége encore. Les espérances sont excitées et les convoitises allumées, tandis que veillent les rancunes et les haines. Au jour dit, on le somme de tenir sa parole. S’il y manque (et que de chances il a d’y manquer !), toute excuse est vaine : ou déloyal ou impuissant, de toutes façons méprisable, voilà le jugement qu’on porte de lui. Les triomphes et les générosités de la première heure ne lui sont plus comptés. Cette civilisation vieillotte et étrange, si aisément vaincue, mais si difficilement comprise et dominée, se reprend et s’éloigne de lui. Il touchait du doigt le succès ; il lui faudra maintenant vingt, trente, quarante années de force discrète et de bienveillance tenace pour le ressaisir.

Tel est le tableau exact de presque toutes les entreprises des Européens sur les vieux empires d’Asie et d’Océanie. Qui n’atteint pas le but du premier coup, comme Dupleix, met, comme ses rivaux, un demi-siècle à s’en approcher. Et il n’est même pas sûr que l’expérience d’hier puisse être utilisée demain. Le vainqueur, maître d’un premier territoire, veut étendre sa domination de proche en proche. Il applique aux diverses populations qu’il soumet les procédés qui lui ont déjà réussi. Rien ne prouve qu’ils réussiront de nouveau. Ces populations, quoique contiguës, forment autant de groupes distincts. Elles ont eu beau, avec le temps et les hasards des guerres et des migrations, se pénétrer l’une l’autre ; elles demeurent séparées par des différences de race, de religion, de gouvernement ; et ces différences, que longtemps nous ne percevons pas, et que, même perçues, nous estimons insignifiantes, sont, à leurs yeux, capitales et rendent intolérables à celles-ci les mesures que celles-là ont accueillies ou même sollicitées. Tant de variétés jettent le vainqueur dans la perplexité la plus fâcheuse.