Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/602

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

penser et de sentir le contraire. — Ce besoin impérieux de sa nature l’a suivi toute son existence. Il fallait qu’il contredît et qu’il contrariât. Hommes en place, hommes en crédit, hommes célèbres, hommes à la mode, hommes honorés, hommes approuvés, lui ont toujours semblé autant de pères, à lui désignés par le consentement universel pour être respectés de lui, et qu’à ce titre il abhorrait, et dont, à ce titre, il se faisait une loi de prendre en tout le contre-pied et de réaliser la contre-partie. C’était son critérium ; ou plutôt d’instinct, il allait droit aux antipodes de tous ces gens-là. — À tous ses instincts naturels ce penchant donna une forme, un caractère et une énergie particuliers. Il était sensuel de complexion : son besoin de scandaliser en fit un fanfaron de vices un peu puéril et un cynique souvent tout à fait ridicule. Il étala brutalement et avec une insistance taquine une immoralité qui ne dépassait guère, en soi, la commune mesure. Il prodigua l’admiration aux mauvaises mœurs. Il eut des délices à répéter mille fois : « Je suis immoral. Remarquez à quel point je suis immoral ! » Il fit de l’immoralité une sorte de vertu et une manière de privilège qu’il ne tenait pas pour être à la portée de tout le monde. Il l’établit en titre aristocratique. — Il était vaniteux de naissance : son besoin d’être désobligeant donna à sa vanité je ne sais, ou je sais trop bien, quel air de fatuité balourde, qui insiste et pèse, qui s’impose et qui nargue. Aucun auteur n’a plus souvent traité ses lecteurs d’imbéciles. Toujours : « Passez les vingt pages qui suivent ; vous ne les comprendriez pas… J’écris pour une centaine d’esprits d’élite… Je serai compris en 1900… Ici dix pages qui seraient sublimes. Je les supprime. Trop beau, trop vrai, révolterait le goût d’aujourd’hui. » Je n’exagère point, on le sait, et je crois que j’atténue. Qu’est-ce à dire ? Qu’il est à la fois horriblement vaniteux et horriblement timide, comme il arrive toujours, et qu’en écrivant il songe à son lecteur. Il l’a devant les yeux et veut l’intimider, le réduire ou l’étourdir. Le vrai penseur écrit en ne songeant qu’à son idée, seul avec elle, les yeux sur elle, entêté seulement à la saisir, à la maîtriser et à l’exprimer au plus juste. Stendhal songe au lecteur et à lui-même et à l’effet que celui-ci fera sur celui-là ; et comme la modestie est une convenance, c’est avec bonheur qu’il se montre inconvenant de parti-pris, par l’étalage, non point naïf, mais prémédité et savant, du moi. Il faut que je sache comment M. de Stendhal aime le thé, et combien celui qu’on lui a fait à Tours en 1841 était manqué, et aussi que M. de Stendhal a savouré en 1822, à Gênes, de l’aqua-rossa, qui était merveilleuse, et encore que M. de Stendhal n’était jamais plus heureux qu’à minuit et demi, buvant du punch au rhum en compagnie de quelques dames