curieux passionné des élégans loisirs et de la haute vie délicate ; et cela aussi a fait que ses opinions politiques lui ont été quelquefois pénibles et lui ont donné de l’humeur. En effet, il faut deux chambres et la liberté de la presse ; car ce sont les deux chambres et la liberté de la presse qui vont renverser le gouvernement des prêtres et des jésuites ; mais les deux chambres et la liberté de la presse, c’est le gouvernement populaire, et le gouvernement populaire sera la fin et à jamais empêchera le retour de toute vie élégante, voluptueuse et artistique, ces choses étant aristocratiques essentiellement. Voilà qui est bien embarrassant. Stendhal voit se dessiner, imminente, une invasion de la vie triste. — La vie sera triste demain en France autant qu’en Angleterre, autant et de la même façon qu’en Amérique. Elle sera triste, parce qu’il faudra, pour être quelque chose, faire la cour à des ouvriers aux mains noires et à des paysans aux mains calleuses, boire dans des cabarets des breuvages très différens du « punch au rhum de minuit et demi, » gonfler la voix, dire des phrases bêtes, perdre très vite toute délicatesse et tout art de penser délicatement. — Elle sera triste parce qu’il faudra être moral, ce qui est ennuyeux, ou affecter de l’être, ce qui est plus ennuyeux encore. Le peuple aime qu’on ait de la moralité, ou plutôt il n’aime pas qu’on jouisse, et ne donne pas ses voix à ceux qui s’amusent. — Elle sera triste parce que le besoin d’une morale, au moins pour se donner un air de dignité et de sérieux, s’imposera à ces Français si gais et si charmans hier encore. Déjà, en 1829, « nos jeunes gens de vingt ans me font l’effet d’en avoir quarante. On dirait que les femmes leur sont odieuses : ils semblent rêver à établir une religion nouvelle. » — Elle sera triste parce la révolution a détruit pour jamais en France la vie de société ; Lai révolution a établi en France la permanence de la guerre civile. Depuis elle, le gouvernement, c’est-à-dire pour ne point parler par abstractions, les places grosses ou petites, les faveurs, les passe-droit, l’impunité pour le coupable, la tranquillité et la sécurité pour l’innocent, sont réservés à ceux qui sont membres du parti le plus nombreux. Être le parti le plus nombreux, l’emporter, vaincre à l’élection, c’est donc là le but où, sur toute la surface du pays, tendent toutes les volontés à chaque instant de chaque jour. Pour le parti vainqueur, intimider, terroriser, ruiner, montrer à chaque individu du parti adverse qu’il est perdu s’il y reste ; pour le parti vaincu, haïr, railler, calomnier, menacer, se ronger de « haine impuissante » jusqu’à ce qu’on change de rôle avec le parti vainqueur ; pour l’homme qui ne veut être d’aucun parti, être traité en adversaire par le parti vainqueur et par le parti vaincu également irrités de compter en vous un dissident et une voix de moins :
Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/620
Apparence