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oculaire, habitant de Port-Elizabeth, décrivait par lettre à l’éditeur du Cape-Times dès le 6 avril de cette année. Le 1er avril, date certainement conforme aux données recueillies par M. Nelson Seaforth, on apprit, dans ce port de commerce, que toute communication télégraphique avait cessé entre le bureau de Londres et ceux de l’Afrique du Sud. Les deux câbles, de la côte est et de la côte ouest, étaient rompus. Depuis assez longtemps l’entente des puissances libérales, comme disaient des politiques, ne battait plus que d’une aile. Rien pourtant ne faisait supposer que la France venait de choisir le jour consacré aux plus vulgaires mystifications pour se fâcher sérieusement avec son émule en libéralisme et pour couper la parole au télégraphe en la passant à ses marins. Mais advint alors une chose étrange : dans la nuit du 3, à Durban, port du Natal, 850 milles plus loin, sur la même côte, le paquebot Moor, de l’Union Line, avait disparu du mouillage. Ce magnifique vapeur devait partir pour Southampton le lendemain matin, avec le courrier, en touchant à Port-Elizabeth et à Cape-Town. Il emportait une forte consignation d’or en barres.

Que signifiait ce départ anticipé, nocturne, cette soudaine évaporation, ce congé pris, comme nous l’aurions insinué, à l’anglaise, cette manière française, selon les Anglais, de brûler la politesse, french leave ? L’énigme devait s’éclaircir plus tard, cruellement.

Entre chien et loup on avait vu arriver sur la rade de Durban un steamer de haute taille. Personne n’y fit attention, lorsqu’il mit à la mer trois canots qui s’approchèrent du Moor. Ils furent hélés par l’officier de quart et donnèrent la réponse usuelle : Aye, aye. Cela signifie en anglais : Oui, oui. Malheureusement, ceux qui les montaient n’étaient pas de nationalité anglaise, et, dans leur langue, Aïe ! aie ! offrait un tout autre sens. Certes, l’équipage du Moor aurait crié avec plus de raison : Aïe ! aïe ! aïe ! car, en un clin d’œil, le pont du bâtiment fut envahi par des Bretons de la petite espèce, des Provençaux de la bruyante et des Gascons de la pire : tous ces corsaires, avec des gestes expressifs, laissèrent entendre que le beau vapeur de l’Union line avait changé de maîtres. Il venait d’être capturé par le Jean Bart, paquebot des Messageries maritimes, armé en croiseur.

Ce nouvel Alabama sortait d’un port de Madagascar. Il y a plus de 800 milles nautiques de la baie Saint-Augustin, le plus proche havre malgache, à Durban. La déclaration de guerre étant du 1er avril, deux jours avaient suffi au Jean Bart, évidemment bon marcheur, pour franchir cette jolie distance. C’est, disent des esprits chagrins, à peu près le double de la vitesse