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nouvelle scène, au premier moment un peu différente : car, malgré l’heureux succès de sa manœuvre, Saint-Séverin ne put se défendre de quelque embarras quand, obligé de convenir que Sandwich avait dit vrai, il dut s’entendre rappeler par Kaunitz ses protestations contraires si nettes et si récentes. Mais il n’était pas homme à perdre aisément contenance, et il ne se mit même pas beaucoup en frais d’imagination pour trouver une excuse, car il lui suffit d’avoir recours, avec un très léger changement de mots, au même tour qui lui avait déjà si bien réussi ; ce fut encore (peut-on le croire ? ) sur l’Espagne et la nécessité de couper court à ses intrigues qu’il se rejeta. C’était encore l’Espagne qu’il avait prise en flagrant délit de négociation secrète (non pas avec l’Autriche cette fois, comment le soutenir à Kaunitz ? ), mais bel et bien avec l’Angleterre. L’Espagne allait traiter avec l’Angleterre, c’était fait : il n’était arrivé que juste à temps pour l’en empêcher. En vérité, si on n’avait sous les yeux les dépêches anglaises et autrichiennes à mettre en regard, on aurait peine à croire à tant d’aplomb ; mais, après en avoir douté un moment, le trait est vraiment trop plaisant pour n’en pas sourire[1].

Le lendemain tout était connu, et une pierre, lancée dans une fourmilière, ne donne qu’une faible idée du trouble qui se répandit à l’instant dans tout le personnel diplomatique réuni à la porte du congrès pour en attendre l’ouverture. Au premier moment personne, absolument personne, ne voulait s’associer à un acte aussi subrepticement improvisé : Bentink partait sans rien dire pour éviter de s’expliquer, sous prétexte d’aller rendre compte au stathouder ; Kaunitz rédigeait une protestation en règle et épanchait tout haut sa douleur. Le ministre d’Espagne tombait littéralement des nues : il était arrivé tout gonflé d’espérances et de prétentions ; il s’était même flatté d’en obtenir la restitution de Gibraltar ; on lui imposait au contraire le retour au joug humiliant des contrats de l’assiento et du vaisseau de permission. La surprise, seule, retenait sur ses lèvres l’expression de sa fureur. Le ministre de Sardaigne, Chavannes, qui avait remis avec pleine confiance aux mains de Sandwich les intérêts de son souverain, sommé maintenant de sacrifier Plaisance à l’infant et Final à la république de Gènes, se lamentait avec l’amère expression de l’amitié trompée.

  1. Voici les deux textes : « Il me dit, écrit Sandwich, le 28 avril, qu’il avait des preuves positives que les cours de Vienne et de Madrid étaient sur le point de conclure un traité de paix. » — Kaunitz, de son côté, écrit le 30 avril : « Sa confusion (à Saint-Séverin) était telle qu’il ne trouvait qu’une excuse, les négociations secrètes entre l’Angleterre et l’Espagne étaient fort avancées, il y avait lieu de s’inquiéter : l’Espagne pouvait prévenir la France. Voilà pourquoi il n’avait pu différer davantage à s’entendre avec milord. » (Kaunitz à Marie-Thérèse. — Archives de Vienne.)