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jour la France. Elle a pour clé de voûte le code civil, et elle repose tout entière sur deux piles : le cadastre et le grand-livre ; mais ces deux piles, naguère encore réputées inébranlables, deviennent trop étroites et menacent de fléchir. Aux peuples, il faut d’autres fondemens que le cadastre et le grand-livre. Forte et bien assise au point de vue matériel, notre société française est faible au point de vue moral. Elle manque de base morale. Elle manque de lien spirituel. — A quoi ressemble-t-elle, notre France moderne, si fière de sa cohésion ? Elle ressemble à une maison en pierres sèches posées les unes sur les autres sans ciment ; — le ciment, c’était la religion ; il est tombé, et nous ne savons par quel mortier le remplacer.

Il y a, dans notre Europe convertie en camp retranché, deux hommes qui semblent spécialement appelés à une action sociale, à une mission sociale. Ces deux hommes, c’est le curé et l’officier. Nulle part peut-être, le prêtre et l’officier ne valent mieux que chez nous ; et nulle part peut-être ils ne remplissent moins leur mission sociale. C’est que l’un ne sait point, et que l’autre n’ose point. — L’un, tout entier à ses devoirs professionnels et à la technique du métier, ne croit pas avoir autre chose à faire qu’à dresser un fantassin ou à former un cavalier ; il s’imagine avoir rempli toute sa tâche quand il a présidé aux évolutions des recrues sur le champ de manœuvres, qu’il a veillé à l’alignement et à l’astiquement de ses hommes et fait partout, dans la caserne, respecter la discipline et la consigne. Il ne se préoccupe que de l’extérieur ; il ne songe pas que le soldat puisse apprendre autre chose, sous le drapeau tricolore, que le maniement du sabre ou du fusil à répétition. Il semble oublier que, sous la tunique ou sous le dolman, se cache un cœur d’homme, avec une âme humaine sensible aux bonnes paroles et aux bons procédés, une âme humaine qui mérite un peu d’attention et qui aurait besoin qu’on lui donnât, une fois par hasard, quelque marque d’intérêt ; — ou, si l’idée lui en vient, l’officier craint de se singulariser ; il voudrait s’occuper de ses hommes, en dehors des heures de service, qu’il ne saurait trop comment s’y prendre ; à peine s’il sait leur parler ; il trouve plus militaire de les traiter comme des machines à faire l’exercice, ou comme il traite ses chevaux, ne soignant dans le soldat que le corps et la bête ; et les meilleurs se disent qu’après tout, ils n’ont pas charge d’âmes[1]. — L’autre, le curé, n’ignore

  1. La fonction sociale de l’officier, quelques-uns, un bien petit nombre encore, commencent à en apercevoir l’importance. Voir, dans la Revue du 15 mars 1891, l’article intitulé : du Rôle social de l’officier.