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mais ce n’en est ni moins vrai, ni moins inquiétant. Marchons-nous à une dissolution, ou à une rénovation de nos sociétés occidentales ? Les signes que nous apercevons à l’horizon annoncent-ils la fin de notre civilisation, ou l’aurore d’une ère nouvelle ? De toutes les doctrines en conflit dans notre chaos intellectuel, seraient-ce les apôtres de l’anarchie qui auraient raison ? et nos espérances humanitaires et nos rêves de justice ne devraient-ils aboutir qu’à la destruction de tout ce qui fait le charme et le prix de notre culture européenne ? Nous faudra-t-il vraiment repasser par une nouvelle barbarie et par un second moyen âge de quelque dix siècles ? À mesurer la hauteur des ambitions de la foule et l’imprudence de tant de bonnes volontés téméraires, la peur m’en prend parfois. Il y a quelques semaines, je rencontrai, dans le cabinet d’un de nos maîtres à tous, deux « compagnons anarchistes, » disciples ingénus de Bakounine et de Kropotkine. C’étaient deux croyans ; leur foi dans le prochain paradis terrestre égalait celle du chrétien dans le paradis du Père céleste. Cette foi au chimérique avenir, ils essayaient de nous la faire partager, soutenant imperturbablement que, pour renouveler notre société, il suffit d’une chose : la jeter bas. Que de bonnes gens se montrent, sans bien s’en rendre compte, les adeptes et les complices des compagnons anarchistes, s’imaginant, eux aussi, que tout changement est progrès, et que tout ce qui ébranle la vieille société prépare l’avènement de la nouvelle ! Pour que la cité idéale, resplendissante de justice et de richesse, surgisse du sol, ils semblent croire qu’il suffirait de lui faire place en laissant crouler la vieille bâtisse qui nous abrite depuis des siècles. Plus raisonnables et plus pratiques étaient les millénaires qui s’attendaient à voir la Jérusalem nouvelle, aux murailles de diamans et aux portes de pierres précieuses descendre, tout à coup, du ciel en terre. Eux du moins étaient logiques en se fiant au miracle. Ce n’est pas à coups de tonnerre et à coups de révolutions que s’accomplit le progrès social, mais, bien plutôt, par une évolution lente des mœurs et du travail. Or tout ce qui bouleverse les sociétés risque, en les appauvrissant, d’en ralentir ou d’en troubler l’évolution. Les pires adversaires du progrès social sont peut-être bien les fanatiques adorateurs du Progrès qui, sous prétexte de hâter l’avenir, en veulent semer la route de ruines et de décombres.

En face de ceux qui rêvent de tout renverser, il y a ceux qui se méfient de tout mouvement et à qui il ne déplairait point d’arrêter l’histoire. Ceux-là aussi se trompent. Les sociétés humaines sont toujours en mouvement. Elles l’ont toujours été, aux époques même où elles semblaient immobiles, pareilles à ces larges et lentes rivières des plaines russes dont les eaux endormies ont le calme d’un lac. Les contemporains ne savaient trop alors en