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Wagner en est un. Wagner est une maladie. Nietzsche l’a eue et s’en est guéri. Le mal, qui n’est pas sans remède, n’est pas non plus sans profit. Si pernicieux que soit l’auteur de Tristan et Yseult, un philosophe ne saurait se passer de lui, parce qu’il est l’interprète incomparable de l’âme contemporaine, le représentant parfait, sans hypocrisie ni réticence, de la modernité. — « Je le déteste, mais je ne peux plus souffrir d’autre musique que la sienne. » Voilà toute la thèse de Nietzsche : prémisses et conclusion. Thèse purement négative, et rentrant par là dans la doctrine générale de l’implacable nihiliste, qui n’eut jamais que la manie de démolir, sans le pouvoir ou la volonté de réédifier.

Nietzsche commence par opposer Bizet à Wagner. Il admire sans restrictions Carmen, qu’il a entendue vingt fois et dont chaque audition l’a rendu meilleur, surtout meilleur philosophe. Qu’une telle œuvre, dit-il, est achevée ! Par elle on devient soi-même un chef-d’œuvre, chef-d’œuvre de longanimité, de calme et de paix. « Avez-vous remarqué, ajoute-t-il, que la musique affranchit l’esprit, donne des ailes à la pensée ? Plus on est musicien, plus on est philosophe. Alors le ciel gris de l’abstraction est traversé d’éclairs ; la lumière illumine jusqu’au filigrane des choses ; on approche de plus près les grands problèmes, et l’univers apparaît comme du sommet d’une montagne. »

Nietzsche trouve en Carmen l’amabilité, la souplesse, la richesse et par-dessus tout la précision. La musique en est facile, et pour cet Allemand singulier, tout ce qui est bon est facile, et toujours le Divin court d’un pied léger ! Et puis Bizet traite ses auditeurs avec courtoisie, en êtres intelligens, en musiciens ; il a l’air de les considérer et non, comme Wagner, de les mépriser. Carmen enfin nous affranchit. Il y a d’autres « rédempteurs » que Wagner. Carmen nous délivre des brouillards et de l’humidité au Nord, des vapeurs de l’idéal wagnérien. Elle a la transparence et la netteté de l’atmosphère méridionale ; l’éclat, la gaîté du soleil, et avec cela une sensibilité franche, exempte de sensiblerie et de nerfs, une sensibilité du Sud, plus brune, plus chaude et comme dorée aux feux des midis africains.

Au point de vue passionnel, Carmen, plus que le drame wagnérien, nous fournit l’expression véritable et le type de l’amour. Nietzsche se fait de l’amour l’idée la plus concrète, la plus formelle, la plus tragique aussi, la plus opposée par conséquent à la sentimentalité allemande. Il tient l’amour pour fatal et cynique ; il ne voit en lui que la haine à rebours, une passion funeste, qui a trouvé son expression définitive et sa formule dans le cri final de José : C’est moi qui l’ai tuée, ma Carmen, ma Carmen adorée ! L’amante par excellence, c’est la cigarière de Bizet et non la vierge surnaturelle, die höhere Jungfrau, de Wagner. Avec tous les artistes et presque tous les hommes, Wagner s’est mépris sur la nature de l’amour. On croit et on dit l’amour désintéressé parce qu’il recherche le bonheur de l’être aimé, mais au fond il en recherche