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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/232

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cramponné à cette illusion, très allemande, que l’idée signifie quelque chose, une chose pleine d’obscurité, d’incertitude, de pressentiment, mais quelque chose enfin, et même la chose par excellence. Wagner n’a fait qu’appliquer à la musique la théorie hégélienne. Il a inventé en musique un style qui représente l’infini, la musique en tant qu’idée, la musique idée… — « Madame, demandait jadis Henri Heine, madame, avant tout, avez-vous l’idée d’une idée ? Une idée est une idée ; une idée, c’est une bêtise qu’on se fourre dans la tête. » C’est en ce sens, ajoutait le poète, que le mot est employé comme titre d’un livre, par M. le conseiller aulique Heeren, à Göttingue. Le maître de Bayreuth et ses disciples ont souvent employé le même mot dans le même sens.

Personne, au dire de Nietzsche, n’a mieux compris Wagner que « le jeune homme allemand. » Le jeune homme allemand se contente admirablement de ces deux termes : « infini » et « signification. » Le jeune homme allemand aime cet art énigmatique, ce jeu de cache-cache derrière les symboles, cette polychromie de l’Idéal, ce partout et ce nulle part, cette chevauchée sur les nuages et tout ce gris et tout ce froid. Le jeune homme allemand, comme Wagner même, est parent du mauvais temps, du temps allemand. Il n’aime pas comme nous tout ce qui manque à Wagner : l’esprit, l’amabilité, la gaia scienza, la clarté méridionale et l’azur uni des flots.

Wagner a coûté cher à l’Allemagne. Il l’a domptée par la force, par une puissance de pensée, de travail, sans exemple jusqu’alors. Jamais on n’avait commandé, jamais on n’avait été obéi ainsi. Wagner a donné à tout le personnel de l’art musical et dramatique une conscience inconnue, un esprit nouveau de zèle, de courage et d’abnégation ; il a demandé tous les sacrifices et les a tous obtenus. Mais, dans le fond, on lui résiste encore ; un secret instinct continue de protester, et cela est un signe de santé ; un symptôme rassurant pour l’Allemagne au sein de la décadence européenne. Quand on jeta sur le cercueil du maître des couronnes avec ces mots : Erlösung dem Erlöser, délivrance au libérateur, beaucoup firent tout bas cette correction : Erlösung vom Erlöser, délivrance du libérateur. On respirait enfin. Quel effet a produit Wagner sur la culture intellectuelle ? Ce mouvement wagnérien a poussé au premier plan les profanes, les « idiots en art. » « Et c’est ça, dit Nietzsche avec mépris, c’est ça qui organise des sociétés, impose son goût et tranche de tout en musique ! » — Autre effet du triomphe de Wagner : la Théâtrocratie, la souveraineté extravagante du théâtre, cette manifestation inférieure de l’art, bonne tout au plus pour la foule et qui n’est, dans l’ordre intellectuel, « qu’une forme de la démolâtrie. »

Wagner, enfin, a été un dissolvant. Il ne se plaît qu’à l’équivoque et à l’ambiguïté. Tout ce qui, dans le domaine de l’esprit, est