Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crut devoir lui lier les pieds et les mains avec un cordon de soie, et l’emporter à bras dans la voiture, le corps renversé et la tête en arrière. Pendant tout le chemin, il s’emportait en injures contre ses gardiens. Au chevalier de Vaudreuil qui était placé en face de lui : « Vous faites là, mon cher monsieur, dit-il, un bien vilain métier. Où sommes-nous donc ? Est-ce la France ? Je serais mieux traité au Maroc. » — Arrivé à Vincennes, où un appartement très convenable lui était réservé et un souper lui était préparé, il refusa de manger et se coucha tout habillé. Cet état de fureur dura plusieurs jours, donnant lieu à des accès de lièvre qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison. Il était impossible de le faire partir dans cette crise, au risque de voir les mêmes éclats se renouveler tout le long de la route. Il fallut attendre que, la solitude produisant l’effet calmant qui est assez ordinaire, le captif lui-même s’avouât vaincu et se laissât mettre en voiture pour Fontainebleau et de là pour Avignon. Une lettre d’excuse qu’il adressa à Louis XV était encore écrite d’un ton assez fier, et, dit Luynes, comme traitant de couronne à couronne.

Les récits commentés, amplifiés, envenimés de ces tristes faits, dont l’apparence, au moins, était barbare, répandirent partout la stupeur et bientôt l’indignation. La nécessité qu’on ne pouvait guère contester était une excuse difficilement acceptée. On y voyait plutôt la condamnation de l’incapacité et de l’imprévoyance qui n’avaient pas su prévenir une telle extrémité. Dans l’entourage même du roi, le mécontentement s’exprima avec une liberté et une audace inaccoutumées ; le dauphin, qui était très lié avec le prince Édouard, ne put s’empêcher de verser des larmes qui lui étaient arrachées moins par la douleur de l’affection blessée que par le ressentiment de l’injure faite au sang royal. La princesse de Talmont, devenue presque une héroïne de roman, grâce à la tendresse dont elle ne faisait pas mystère, prit prétexte de l’arrestation d’un de ses serviteurs, qui avait été pris avec la suite du prince, pour écrire au ministre, Maurepas, cette épître insolente :

« Monsieur, voilà les lauriers du roi portés à leur comble, mais comme l’emprisonnement de mon laquais n’y peut rien ajouter, je vous prie de me le rendre. »

Les vers suivans, dont on est surpris de rencontrer l’accent généreux dans les recueils du temps, à côté de pièces d’un ton bien différent, attestent par ce contraste même la vivacité du sentiment public :

Peuple, jadis si fier, aujourd’hui si servile,
Des princes malheureux vous n’êtes plus l’asile.
Vos ennemis vaincus aux champs de Fontenoy
À leurs propres vainqueurs ont imposé la loi,