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inconnu, si elle perce, est bientôt lue dans le monde entier : tel a été le cas de Robert Elsmere il y a trois ans, de Looking Backwards il y a quelques mois. Le succès de ces livres en Amérique a retenti aussitôt en Europe. Or, parmi les romans qui se répandent ainsi sur toute la surface lisante du globe, depuis la Russie d’Asie jusqu’à l’Amérique du Sud, les allemands jusqu’ici ne comptent guère. Ils ne passent point la frontière ; ils se naturalisent difficilement au dehors. Que de romans anglais sont entrés en France dans la lecture courante, je ne dis pas seulement pour les jeunes filles à qui une éducation sévère interdit à peu près les autres, mais pour la grande masse du public ! Il suffit de nommer Walter Scott, Thackeray, Dickens, Bulwer, George Eliot : aussitôt nombre de figures familières surgissent à l’esprit. Ce ne sont sans doute point des classiques ; ce sont du moins des livres connus et aimés de tous.

Le roman allemand n’a pas eu la même fortune. Auerbach et ses Histoires villageoises, le Doit et Avoir, de Freytag, la caricature amusante de Julius Stinde dans la Famille Buchholz ; peut-être un grand roman de Spielhagen, Enclume et Marteau ; des histoires galiciennes de Sacher-Masoch, quelques nouvelles humoristiques ou historiques : je ne crois pas qu’un lecteur étranger, même curieux de littérature exotique, pousse beaucoup plus loin la connaissance du roman allemand contemporain. Un certain nombre ont été traduits en français : aucun ne s’est encore frayé sa voie jusqu’au grand public ; aucun n’est devenu un de ces livres qu’il ne se lasse point de redemander. Non-seulement le roman anglais, mais le roman russe ou norvégien, aura la préférence. En un mot, le roman allemand n’est pas, comme on dit, article d’exportation. L’Allemagne, en revanche, en importe beaucoup de l’étranger. La demande est active, la concurrence entre les éditeurs fort vive, et tout ce qui arrive du dehors avec une réputation bien établie est aussitôt traduit, aussitôt lu.

Mais peut-être en est-il du roman comme du théâtre, et les œuvres étrangères ne sont-elles recherchées que pour suppléer au défaut de romans indigènes, puisqu’il faut satisfaire la curiosité d’un public toujours en quête de nouveautés ? Point. Il paraît chaque année en Allemagne un grand nombre de romans, moindre sans doute qu’en Angleterre ou en France, mais encore plus que suffisant, si le quart seulement en était bon. Il en paraît même beaucoup trop. Le flot des œuvres médiocres ou nulles décourage le lecteur. Il se lasse de recommencer une expérience toujours fâcheuse. En outre, la fabrication d’un certain genre de romans est devenue, en Allemagne, un métier relativement facile et parfois, quoique rarement, assez lucratif. Les femmes surtout y ont acquis