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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/405

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commerçans, des industriels. La crainte de passer pour tièdes révolutionnaires et d’être, à ce titre, placés dans la catégorie des suspects, d’où l’on passe bientôt dans celle des proscrits, les a enrôlés dans les rangs de cette société qu’ils abominent en secret. Et cette même crainte les pousse à renchérir sur le débraillé du costume adopté par les « patriotes, » à porter les bonnets les plus écartâtes et les plus sordides carmagnoles[1], à témoigner de leur « civisme » par la violence des propos qu’ils tiennent en public[2]. Ils sont les plus assidus aux séances, et c’est de leur bouche que sortent les motions les plus furibondes. S’ils ne tuent pas eux-mêmes, ils en seraient capables, au besoin, pour détourner tout soupçon de « modérantisme, » puisque, non contens de pousser à la tuerie, ils ont encore l’ignominie d’y applaudir. Après les massacres, ces lâches chansonnent gaîment les victimes et composent de petits vers, d’un tour satirique et badin, avec des jeux de mots, des remarques graveleuses sur la mine que faisait, dans les affres de son horrible agonie, tel malheureux qui vient d’être accroché à la lanterne. « N’en pendrem mai d’aristocrates, » — nous en pendrons encore des aristocrates ! — Ainsi débute une sorte de « Ça ira » local, en patois provençal, qui fit fureur à Toulon et qu’on chantait sur l’air très en vogue d’un chœur de Paul et Virginie :


Nous porter toi chez tes parens,
Sur un petit lit de feuillage[3].


« Il nous souvient, — dépose formellement l’honnête et véridique Henry, — d’avoir entendu, après les meurtres de juillet 1792, des personnes appartenant aux classes que nous venons de mentionner, composer, portes ouvertes, dans un café renommé alors, des couplets auxquels chacun fournissait un vers ou une idée et les chanter avec de grands éclats de rire : et pourtant, — nous le répétons, — c’étaient des hommes d’une bonne position sociale et jusque-là honorables dans leur état[4]. » L’infâme chanson est l’œuvre de ces bourgeois ; la peur les a rendus aussi féroces que

  1. Henry, I, p. 246.
  2. « Le nombre et la brutalité des perturbateurs croissaient de jour en jour ; il n’y avait plus de garantie de sûreté pour le citoyen paisible dont l’opinion politique ne se traduisait point au dehors en bravades et en provocations. » — (Lauvergne, p. 96.)
  3. Henry, I, p. 300.
  4. Ibid., I, 265.