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de s’ensevelir, s’il le fallait, sous ses propres ruines, plutôt que de se rendre. Écoutez en quels termes ; et, si vous trouvez de l’emphase, de la déclamation dans ces paroles, gardez-vous, comme d’une impiété, de sourire ! Car cette emphase est sincère ; elle n’est que la traduction toute naturelle, — on pourrait presque dire toute simple, — d’un sentiment qui, ayant acquis chez ces gens-là une force extraordinaire, ne pouvait plus s’exprimer avec des mots ni des formes ordinaires : et nous déclamerions comme eux, n’en doutez point, si la vigueur amoindrie de nos âmes nous permettait d’aimer la patrie comme ils l’ont aimée ! « Il est de notre devoir, disait Antibes, de vous instruire que la chose publique est en danger et que les réfugiés français qui sont à Nice font les préparatifs nécessaires pour venir s’emparer de notre place… Nous mourrons s’il le faut, mais nous mourrons libres… Nous nous ensevelirons sous les ruines de notre patrie. Ils n’iront jusqu’à vous qu’en marchant sur nos cadavres expirans, et nous ne vous demanderons ensuite qu’un marbre avec cette inscription : ICI FUT ANTIBES[1]. » Toulon réplique sur le même ton : « Écrivez-nous tous les jours… Si l’ennemi s’approche, nous volerons vers vous… La municipalité, la garde nationale, seront jalouses d’aller participer à l’honneur de vos sacrifices pour la patrie, à la deffense de vos possessions et à la destruction des ennemis du bien public. Envoyez-nous dès lors vos femmes et vos enfans ; ils trouveront des cœurs susceptibles d’un véritable amour ; ils partageront la frugalité de nos foyers que le déshonneur n’aura jamais souillés ; ils occuperont les places de ceux qui auront volé vers vous, et qui ne sauraient leur raporter d’autre nouvelle, que celle d’avoir réussi avec vous à les maintenir dans la jouissance de leur liberté[2]. » Que pensent, de cet héroïque dialogue entre les deux villes, ceux qui accusent la Révolution d’avoir seulement lâché la bride aux pires instincts de l’homme ? L’antiquité nous a-t-elle transmis quelque chose de plus beau ? Qu’importe un peu d’enflure dans les mots, quand il y a tant de noblesse dans les idées, tant de grandeur dans les actes !

Et cet héroïsme n’est pas un accès éphémère : il se soutient, il dure, il coule sans s’épuiser du cœur de ces hommes, il marque de son empreinte leurs pensées et leurs actes de chaque jour. —

  1. Archives de Toulon. — Lettre de la municipalité d’Amibes à l’administration du département du Var du 22 novembre 1790. Cette lettre fut imprimée, sans doute pour être distribuée aux communes du département. Elle est citée par Lauvergne, p. 79.
  2. Archives de Toulon. — Lettre du 25 novembre 1790, écrite par le comité de recherches de Toulon à MM. les officiers municipaux de la commune d’Antibes.