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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/529

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chevaux s’étouffe ; à la montée des Kahlenberge, — les monts chauves, — les roues s’enfoncent, et sous l’effort de l’attelage, la voiture est secouée dans l’ornière et l’essieu gémit. J’ai eu pendant ce voyage l’idée de l’obscur effort continu qui est le trait principal de l’histoire de la Prusse. Le long du chemin s’alignent des bois de pins très bien tenus, comme il convient à des bois du roi. Des poteaux noir et blanc portant la couronne d’or donnent le nom de la circonscription royale forestière. Par endroits s’ouvrent des clairières ; un groupe d’habitations apparaît ; une chute d’eau fait mouvoir une scierie. Le bois est la seule richesse de ce canton ; au bord de la rivière, des prairies verdoient d’un vert pâle à fleur de sable, mais quand l’eau manque et cesse la forêt, l’œil ne distinguerait pas la route sablonneuse des champs sablonneux, où croissent le seigle et la pomme de terre clairsemés, si une quantité de petites bornes ne dessinait pas le chemin. Après une dizaine de kilomètres, on découvre Rheinsberg dans un large défriché. Pour embrasser l’aspect du pays, il faut gagner à gauche une colline où s’élève une tour nommée le phare, et bien nommée ainsi, car la mer semble toute proche ; des lignes de dunes ondulent mollement vers le phare, qu’on dirait soulevé par une vague plus haute. Au loin, sous le ciel très pâle, la couche bleu foncé des bois de sapin ferme l’horizon, vers lequel cheminent de petites routes tortues plantées de bouleaux dont l’écorce blanche jette de la lumière.

Rheinsberg est une ville plus petite que Neu-Ruppin, refaite aussi après incendie en un style de « résidence » trop ample et magnifique pour ses deux mille habitans. La place du marché, plantée de tilleuls dans l’ombre desquels sont posées de toutes petites maisons, contiendrait nos halles centrales. Elle descend vers le château, dont le corps de logis, en avancée légère, est flanqué de deux pavillons carrés. Après avoir passé sous la porte et traversé une cour, on arrive au bord d’un lac : c’est le Grinericksee, relié par un chenal au lac de Rheinsberg, dont la nappe, surmontée d’îles boisées, s’étend à perte de vue sur la droite. A gauche, au pied du château, s’échappe du Grinericksee une petite rivière, le Rhin, qui a déjà traversé des lacs et en traversera encore avant de finir dans la plate et molle Havel, près du confluent de cette rivière avec l’Elbe. Rheinsberg est le chef-lieu d’un département de forêts calmes et d’eaux qui sommeillent.

Les seigneurs de ce lieu étaient, au moyen âge, les vassaux des comtes de Ruppin. Au XIIIe siècle, un sire de Rheinsberg avait clos de murs son village, qui devint une ville, mais les habitans demeurèrent en servage, trop pauvres pour acheter, pour conquérir ou même pour désirer la liberté. Ce pays était pourtant rongé par des hobereaux, qui vivaient sur les meurt-de-faim, leurs sujets.