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d’un gris qui tirait sur l’ivresse. Le prince l’appela près de lui, lui dit les choses les plus gracieuses, et, tout en le faisant voir dans l’avenir, aussi loin que ses faibles yeux le pouvaient porter, il lui versait du vin de Lunel. La gaîté de la compagnie devenait un peu forte. Une dame ayant été obligée de se lever brusquement pour faire une petite absence, son action fut jugée héroïque et elle fut accablée de caresses et de louanges à son retour. Enfin la princesse royale, par hasard ou à dessein, cassa un verre ; tous les verres volèrent dans tous les coins de la salle aussitôt. Le prince s’esquiva, aidé par ses pages ; la princesse en fit autant, puis toute la société. Bielfeld sortit le dernier, et, ne trouvant aucun valet pour prendre soin de sa chancelante figure, il manqua la première marche de l’escalier et roula tout en bas, où il demeura sans connaissance. Une vieille servante, passant dans l’obscurité, le prit pour le barbet du château, mais s’aperçut, au coup de pied qu’elle lui donna, qu’elle avait affaire à un homme. Elle appela ; les gens de Bielfeld accoururent et le transportèrent dans son lit. Le chirurgien le soigna, pansa ses blessures et parla de trépan, mais Bielfeld fut quitte pour la peur et pour quinze jours d’arrêt de rigueur dans son lit.

Cette petite orgie sortait de l’ordinaire ; la preuve, c’est que le lendemain personne ne parut à table, excepté la princesse royale. Chez le roi, les lendemains de ribote, tout le monde était à son poste et prêt à recommencer. Frédéric n’était ni grand buveur, ni gros mangeur. Sa table, servie par un cuisinier français, était délicate. La commande qu’il fait un jour de 800 bouteilles de vin de Champagne et de 200 bouteilles des vins de Volnay et de Pomard prouve que les vignes de France étaient mieux estimées à Rheinsberg que celles de Hongrie et du Rhin, et qu’entre nos vins les préférés étaient ceux qui donnent le plus de chaleur et de gaîté. Pour tempérer la chaleur, le prince coupait d’eau son vin de Bourgogne. Le vrai plaisir de la table, c’était la conversation. Quand la compagnie était au complet, il y avait une vingtaine de couverts. Comme elle n’était jamais réunie qu’au dîner et au souper, elle avait bien des choses à se dire. On parlait des incidens de la vie du château. Chasot fournissait une inépuisable matière aux plaisanteries : ses voisins de chambre se plaignaient que sa flûte les réveillât ; on le taquinait sur ses aventures de chasse ou d’amour, car ce Normand servait


par semestre
Ou Diane ou tantôt Vénus…


Il était prompt à la riposte et à l’attaque. Un soir que Jordan dissertait sur la nature de l’homme, Chasot lui démontra avec une