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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/553

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justes et la composition très pure. » Il l’aime aussi lorsqu’elle égale « l’éloquence la plus véhémente et la plus pathétique, » et que « ses accords touchent et remuent merveilleusement l’âme. » Par elle, il a fait plus que charmer ses loisirs ; il a calmé ses impatiences, apaisé ses chagrins et rendu le je ne sais quoi d’idéal et de réel, d’insaisissable et de certain qui proteste au fond de nous contre la misère de nos ignorances. Point de doute que la musique, avec les lettres et la philosophie, a aidé Frédéric à se composer une âme supérieure à la destinée.

La petite cour jouait aussi la comédie et la tragédie : Racine et Voltaire, — si l’on voulait marquer l’ordre des préférences, il faudrait dire Voltaire et Racine, — étaient les tragiques préférés. Le prince faisait « le héros de théâtre » et il a joué dans Œdipe le rôle de Philoctète. Il aimait aussi les mascarades à l’italienne, et les voulait fort gaies, même irrévérencieuses, empruntant au besoin pour les y faire figurer le chapeau et la robe d’un ministre protestant qui les prêtait de bonne grâce ; car, disait le prince, en s’y prenant bien, on fait de ces gens-là ce qu’on veut. Enfin il ne dédaignait pas de danser pour se dégourdir les jambes, et, les jours de bal, il quittait, pour l’habit de cour, l’uniforme qu’il portait d’ordinaire.

Tels étaient les plaisirs de Rheinsberg : « Nous nous divertissons de riens, et n’avons aucun souci des choses de la vie qui la rendent désagréable… Nous faisons de la tragédie, nous avons bal, mascarade et musique. » Vingt fois, en prose et en vers, Frédéric a célébré cette vie délicieuse. Quel dommage qu’un peintre, Pesne ou Knobelsdorf, n’en ait pas reproduit pour nous quelques scènes ! Quel joli sujet d’illustration, par exemple, que la page où Rielfeld décrit le grand Frédéric dansant un menuet ! Le prince y fait très bien sa figure ; il a juste la taille qu’il faut : ni trop grand, ni trop petit. Un petit-maître de Paris ne trouverait pas sa frisure assez régulière, mais ses cheveux, qu’il porte au naturel, sont d’un beau brun, bien ajustés à l’air de son visage et tournés en boucle négligemment. Le front est haut et noble. Les grands yeux bleus ont quelque chose de sévère, et qui deviendrait vite hautain et dur, mais aussi de doux et de gracieux. Les manières sont celles d’un homme de grande naissance, et l’on est surpris de lui trouver un tel air de jeunesse. Il paraît à peine vingt printemps. Il est vêtu d’un habit de moire céladon, garni de larges brandebourgs d’argent avec des houppes flottant aux extrémités ; la veste, de moire d’argent, est richement galonnée. Les cavaliers de la cour sont vêtus presque de même, mais moins magnifiques. Les dames portent le long corsage indiscret, fleuri aux épaules et à la taille, et qui semble offrir aux regards la gorge des beautés ; leurs