Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

arrivé à l’admiration des bois et des couchers de soleil, et Frédéric ne devançait pas son siècle. Un beau livre, une belle pensée, un heureux coup de plume, comme il disait, valaient pour lui mieux qu’un paysage. Assurément, il ne levait guère la tête, et, du dehors, il n’avait cure : « Je ne sais trop à la vérité le temps qu’il fait ici. La sphère de mon activité ne s’étend que de mon foyer à ma bibliothèque. » Il lit avec des yeux grands ouverts, fixes. C’est lui qui dira plus tard à un jeune officier : « Sais-tu lire ? Lire, c’est penser. » Ou bien il a fermé le livre ; sa fine écriture court sur le papier en lignes courtes ou longues, en vers ou en prose, à moins qu’il ne place des signes sur une portée. Et sa guenon Mimi le regarde, compagne de sa solitude.

Frédéric ne vivait avec la compagnie qu’à table, et dans les momens qui suivaient le repas et pendant le concert. Il tirait de chacun de ses hôtes tout ce qu’il pouvait de science, de connaissances ou de gaîté, mais il savait ne pas se laisser envahir, et se réservait les longs tête-à-tête avec lui-même. Il faisait quelquefois une longue marche avec un de ses amis, et la conversation était alors un dialogue philosophique. Rarement, il se laissait débaucher pour une promenade en bateau jusqu’à l’île de Remus, où l’on montre aujourd’hui des arbres plantés par lui. Les cavaliers allaient en chasse : « Cette passion, disait-il, est juste le contre-pied de la mienne. Il y a ici une coterie qui chasse, et j’étudie pour eux. Chacun y trouve son compte. » Levé à quatre heures, il lisait six heures de suite ; puis, pendant deux heures, il prenait des notes sur ses lectures et en copiait des extraits. L’après-midi, il se remettait à l’ouvrage ; il veillait quelquefois jusqu’à deux heures. Il essaya même de ne pas dormir du tout. Après quatre jours de ce régime, il tomba malade ; des coliques et des crampes d’estomac faillirent l’envoyer dans l’éternité ; les médecins se fâchèrent, mais il ne voulait rien entendre : « L’habitude a changé l’aptitude que j’avais pour les arts en un tempérament ; quand je ne puis ni lire, ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac qui meurent d’inquiétude et qui mettent mille fois la main à la poche, quand on leur a retiré leur tabatière. » Il trouvait le médecin plus cruel que la maladie, et il aimait mieux être malade de corps que d’esprit.

Ses premières études dirigées par son maître Duhan lui avaient laissé, bien qu’elles eussent été contrariées par les idées pédagogiques du roi, l’ambition d’une large culture intellectuelle : il se donnait cette culture. Philosophie, histoire, lettres anciennes et modernes, mathématiques, physique, l’attiraient tour à tour ; elles le retenaient plus ou moins longtemps, et il avait des préférences décidées, mais sur tout il voulait des lumières. Il se faisait un