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reconnaissance. » Le prince et l’écrivain échangent les propos les plus tendres. « C’est bien dommage que vous soyez né pour régner ailleurs, » écrit Voltaire, » et il se déclare le sujet de Divus Fredericus : « Le marquisat de Girey est une ancienne dépendance du Brandebourg. » Pour louer son héros, il emploie l’histoire et la fable : Frédéric « est plus instruit qu’Alcibiade et joue de la flûte mieux que Télémaque. » Frédéric réfutant Machiavel, c’est Apollon terrassant le serpent Python ; s’il envoie à Cirey un flacon de vin de Hongrie, c’est Bacchus guérisseur ; s’il conseille des recettes de médecine, c’est Marc-Aurèle qui se fait Esculape ; s’il construit un manège : « apparemment qu’il y aura une place pour le cheval Pégase. » Le prince ne demeure pas en reste : « Il était bien nécessaire que vous vinssiez au monde, pour que j’y fusse heureux ! » Mais c’est à peine s’il peut croire qu’il existe au monde un Voltaire. « Il a, dit-il, fait un système pour nier son existence. Non, il n’est pas possible qu’un homme fasse le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers, des philosophes qui traduisent Newton, des poètes héroïques, des Corneille, des Catulle, des Thucydide, et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire. » Et puisqu’enfin il faut bien croire à ce prodige, et qu’il existe un Voltaire comme il existe un Dieu, il ne reste qu’à les confondre dans un même acte de foi et d’adoration : « Je crois qu’il n’y a qu’un Dieu et un Voltaire, et que ce Dieu avait besoin en ce siècle d’un Voltaire pour le rendre aimable… Vous avez lavé, nettoyé, retouché un vieux tableau de Raphaël. »

Ces deux grands personnages du siècle étaient invinciblement attirés l’un vers l’autre. Frédéric allait vers l’homme qui excellait en tout ce qu’il aimait, vers ce poète dramatique, ce poète épique, cet historien, ce philosophe, ce moraliste, ce libre esprit, cette grande lumière du siècle des lumières, cette science universelle légèrement portée, avec des couleurs claires et gaies, comme les aimait le seigneur de Rheinsberg, et vers cette humanité enfin qui rêvait le bonheur des hommes, en même temps qu’elle les méprisait. Et Voltaire était surpris et ravi de rencontrer « un prince qui pense aux hommes… un monarque fait homme, » et non pas dans un roman, sous le nom d’Alcimédon et d’Almanzor, mais dans la réalité de l’histoire. En même temps, il se sentait triompher en ce roi de demain, prendre sa revanche de la Bastille et de l’exil, et régner sur l’avenir.

Frédéric goûtait dans le commerce de Voltaire les joies d’esprit les plus vives : lui, qui disait qu’une correspondance est un trafic de pensées, il s’enrichissait à ce trafic. Il y cherchait aussi la gloire d’une relation illustre et la bienveillance d’un grand dispensateur