Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/561

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humeur de touristes en vacances. Leur verve s’allumait à nous faire le portrait du Yankee chiqueur, cracheur, hâbleur, qui, renversé dans son rocking, les mains dans les poches, les talons alignés sur une table, vous questionne en nasillant.

Des voyageurs que j’ai nommés plus haut, M. de Rousiers nous rapporte la collection la plus méthodique et la plus abondante. Il est parti pour l’Amérique dégagé du souci littéraire. Il ne voulait que la voir, tâcher de comprendre comment les hommes s’y groupent et y vivent, comment ils travaillent, comment ils s’amusent, comment ils s’enrichissent, quelle est leur idée du désirable et par quels procédés spéciaux ils s’efforcent de l’atteindre, bref observer le régime et les instincts d’une certaine fourmilière, afin d’en rapporter le tableau. Il a causé avec des ranchmen, des cowboys, des agriculteurs, des colons européens, des business-men, des politiciens, des femmes et des enfans ; il a visité des fermes, des usines, des bureaux d’affaires, des villas, des casinos de bains de mer, et de tant d’expériences il rapporte une collection de spécimens d’où nous voyons se dégager cinq ou six types caractéristiques, cinq ou six systèmes d’idées et de sentimens spéciaux aux principaux modes de groupemens de l’humanité américaine. Des observations multipliées qui peu à peu se classent, se complètent, où l’on voit s’ébaucher des caractères généraux, un exposé circonstancié de ces observations, en cela consiste en effet la meilleure méthode d’enquête et de description. Il n’en est pas d’autre pour découvrir et pour convaincre, car elle seule reproduit la démarche de notre esprit ; elle nous conduit aux idées par les sensations, elle nous montre les grands faits non séparés de la réalité, artificiellement desséchés, mais encore tout entourés de leur pulpe fraîche et périssable. Elle ne nettoie pas le document, elle le laisse tel qu’il était au moment où il a été arraché à la réalité, avec tous ses prolongemens enchevêtrés, mutilés, embourbés dans le terreau natal. Aujourd’hui, pour étudier les espèces sous-marines, il ne nous suffit plus de feuilleter les albums, nous allons regarder les aquariums de Roscoff ; derrière la vitre épaisse, dans la lourdeur de l’eau verdâtre, nous voulons voir tâtonner silencieusement les grands homards ; leurs antennes se déroulent, confondues aux rameaux de leurs algues familières. Faites-vous une lorgnette de votre main de façon à ne point apercevoir les cloisons qui limitent le tableau et vous voilà au fond de la mer, sur ce sable pâle où les empreintes s’effacent vite, dans le demi-jour égal et verdâtre où les choses semblent sans poids, surprenant sur le fait le déroulement des pieuvres, l’épanouissement des mollusques qui fleurissent hors de leurs coquillages. Par des procédés analogues, M. de Rousiers produit une illusion du même genre. Il ne s’est pas contenté de décrire, il a