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réverbères électriques dont la clarté violente, projetée sur vingt baraques en planches et sur les fleurs de la prairie, proclame au loin l’orgueil et l’espoir de la cité naissante.

Ainsi commence un coin d’Amérique ; à présent, que les chemins de fer le favorisent, que plusieurs lignes s’y croisent, que ses moissons soient riches, dans six mois, à la place de nos vingt maisons de bois s’étendra peut-être une petite ville où les fermiers viendront acheter leurs machines agricoles, dans trente ans, une grande cité, un vaste marché de farines comme Saint-Paul et Minneapolis, une puissante ville de viande comme Chicago où les bœufs et les porcs viennent tous les ans tomber par millions sous les couteaux d’Armour. Du pâturage à la grande ville, M. de Rousiers nous fait faire le tour de ce monde ; il nous montre les Scandinaves installés à demeure dans la prairie, fondateurs de familles, les Yankees mobiles et spéculateurs qui se font banquiers et « distributeurs du capital » ou bien créateurs de ranches et de fermes modèles, façonnant à leur image, par leur énergie et leur autorité, la population neuve et incohérente. — Suivons-le en buggy, dans la prairie illimitée, si rase et si plate que l’on y voit au loin le chemin de fer tomber derrière l’horizon comme les mâts d’un navire qui fuit vers le large. Çà et là perdu dans la steppe, sur la platitude de la terre, dans la solitude de sa verte surface, se dresse un grand bâtiment carré, une maison confortable de ranchman ou d’agriculteur. Tout autour, des écuries, des hangars, des bureaux, des usines, où l’on concasse le maïs dont on gave les animaux. Voici le maître ; véritable gentleman, malgré ses mocassins et son grand chapeau de cowboy, souvent ancien élève de Harvard ou de Princeton. A côté de sa jeune femme qui joue du Chopin, il se repose, fume son cigare en se balançant dans son rocking, ou bien de sa vérandah, par le téléphone, achète au loin un wagon de génisses, — spécimen authentique d’une aristocratie locale en formation, d’une classe riche, instruite, intelligente, entreprenante, toujours à la tête des œuvres publiques, féconde en « gouverneurs d’hommes, » en fondateurs de sociétés et qui, servant de modèle aux nouveaux arrivans, leur souffle l’esprit américain.

Plus au nord, dans la vallée du Mississipi, dans le Dakota, dans le Minnesota, les ranches se font rares ; on entre dans le monde des blés, dans une mer infinie d’épis dont les inépuisables moissons nourrissent les multitudes d’Amérique et d’Europe. Glèbe vierge, terre intacte depuis les premiers âges, riche en antiques réserves d’énergie et qui, n’ayant jamais enfanté, se laisse féconder par le travail hâtif et brutal du premier venu, de l’agriculteur improvisé. Peu de grande culture savante. Comme les globes électriques d’un village en bois, elles ne servent guère que de réclames, ces