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d’un grand magasin. Voici que la ville a boomé ; les habitans se cotisent pour embellir les parcs, les grands capitalistes, un Pullman, un Pilseney, un Carneggie, la dotent d’une église, d’une université, d’un hôpital. Ils aiment leur cité comme un industriel son usine ; autrefois, parce qu’ils croyaient à son avenir, aujourd’hui, parce qu’ils participent à sa grandeur.

Voyons quelques-unes de ces villes qui ont boomê, celles dont leurs citoyens sont le plus fiers, Chicago, — la Porcopolis, — Reine des Prairies, — Saint-Paul, Minneapolis, Omaha, Kansas-City, Denver. Elles sont les organes spéciaux aux contours précis qui apparaissent peu à peu et auxquels aboutit tout le travail dispersé dans ce monde en formation. Le vaste damier qu’on avait dessiné dans la Prairie d’herbes s’est couvert de maisons de brique : la ville compte 200,000 habitans comme Minneapolis, 1,200,000 comme Chicago. Elle a pourtant gardé son caractère initial ; elle est toujours un entrepôt local où viennent converger les produits de la région, le minerai à Denver, les bestiaux des ranches à Chicago, à Omaha, à Kansas-City, le blé des fermes à Minneapolis et à Saint-Paul. On spécule toujours sur les terrains. Le flot noir et rapide qui se presse le matin dans les rues est plus dense, mais c’est toujours le même peuple, les mêmes figures d’hommes d’affaires, le même élan, dès sept heures, vers les bureaux. La ville a changé en devenant une usine où l’on travaille le blé ou la viande, mais elle est aussi restée un magasin. Usine et magasin, l’essentiel est qu’on y soit commodément pour travailler, que l’on y trouve beaucoup de horse-cars, de téléphones, de télégraphes, de bars, d’hôtels, d’ascenseurs, de gares de chemins de fer, beaucoup d’annonces tendues sur deux fils à travers la largeur des rues. En dépit de ces hôtels géans, de ces maisons de dix étages, et du flamboiement cru de l’électricité, la ville est restée grossièrement pavée, non finie, d’aspect misérable. Qu’importe, pourvu que l’homme puisse se transporter au loin sans perdre de temps, transmettre instantanément ses ordres de vente et d’achat ? Nous sommes ici dans un vaste business-building dont tous les bureaux communiquent, munis de sonneries, de tuyaux acoustiques, de téléphones, d’ascenseurs, de tubes pneumatiques, de buvettes et de restaurans : un tel bâtiment n’est qu’un instrument de travail très perfectionné et très spécial. Le dilettante, le flâneur, le rentier, n’y habitent point, on y étouffe si l’on n’y fait pas d’affaires. Point de villes où le voyageur soit plus isolé que dans ces cités de l’Ouest américain. A New-York, quand il a couru sur l’Elevaled, quand il a battu l’asphalte de Broadway et de Wall-Street, quand il s’est égaré dans les rues numérotées où l’on suffoque sous l’écrasante carcasse du chemin de fer qui recouvre leur longueur, quand il s’est