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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/578

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rectangles découpent çà et là la prairie, prêt à vendre son lot de terre et à porter ailleurs sa maison roulante : en quoi ce nomade est-il le fruit d’un certain terroir ? Quels sucs spéciaux ont nourri son enfance qui feront la saveur originale de toute sa vie ?

Ce n’est là qu’un premier trait. En toutes choses l’Américain est plus indépendant que nous. Il ne s’agit pas ici d’une nuance de caractère ou d’un effet de certaines institutions, je veux dire qu’il est véritablement plus isolé, affranchi non-seulement du sol, mais de la vie collective, qu’il a brisé tout cadre de carrière et de caste. Si l’on continue à comparer les Anglo-Saxons des États-Unis aux Anglo-Saxons d’Angleterre, on trouvera qu’ayant gardé le pluck et le goût d’aventure, ils ont perdu l’attache passionnée à la tradition, c’est-à-dire à l’habitude instinctive qui maintient l’ordre du groupe et le défend contre les influences perturbatrices, — non-seulement à la tradition, mais au préjugé, c’est-à-dire à l’opinion instinctive qui consacre la tradition. Préjugés et traditions, à quoi servent-ils, sinon, en astreignant l’individu à certains jugemens et à certaines coutumes, à le cristalliser suivant certains angles nécessaires pour que le groupe tout entier garde ses grandes arêtes rigides et persiste dans sa forme ? Plus cette forme de l’ensemble est originale, plus précis et durables sont les angles de l’individu. Rien d’étonnant si chez l’Américain qui n’est pas façonné, comprimé, enserré par un certain milieu, ces angles sont moins nombreux et moins visibles. Tout le monde sait que dans ses dehors, dans son attitude et son costume, il a perdu la raideur anglaise, qu’il s’est affranchi de l’étiquette, c’est-à-dire d’une règle traditionnelle et d’origine obscure. Même dans l’Est ses dîners ne sont pas comme en Angleterre des cérémonies solennelles, soumises à certains rites spéciaux. Après le sans-gêne pressé des restaurans de New-York et de Philadelphie, on est tout étonné, quand on s’arrête aux cataractes du Niagara, de retrouver, dans les hôtels où passent les touristes anglais, les nappes étincelantes, les doubles services qui se font face aux deux bouts de la table, les plats mystérieux que l’on découvre avec solennité, les convives silencieux et figés, tout l’appareil religieux et lent d’un repas britannique. On comprend qu’en dépit de leur anglomanie croissante les Américains continuent à trouver les Anglais formal, distant, glacés, intimidans par leur silence, par leur parole traînante et monosyllabique.

Au moral, les différences sont les mêmes. N’étant plus le produit original d’un terrain particulier, l’Américain s’adapte à tous les terrains. On trouve étrange de rencontrer des Anglo-Saxons si souples, si alertes, si capables d’imagination sympathique, si prompts à comprendre l’étranger, si intelligens en un mot, c’est-à-dire, encore une fois û indépendans, affranchis d’une forme