Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/588

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De ces traits quel est le plus caractéristique, celui dont procèdent tous les autres, sinon cette indépendance de l’individu qui s’est séparé dans la nature, isolé dans la société pour former un système fermé, un empire dans un empire, qui s’est détaché de la localité où, en Europe, il vit encore aggloméré en colonies avec ses semblables ? En cela, l’Américain marque l’étape actuelle d’une évolution dont l’origine est dans ces sociétés primitives, sortes de fourmilières comme l’Egypte et les premières cités antiques, où l’homme ressemblait à l’homme et cohérait à son groupe comme la fourmi ressemble à la fourmi et ne peut être isolée sans mourir. Toutes semblables, les générations se succédaient, enfermées dans des castes, se transmettant des rites, des traditions, des fonctions immuables, nécessaires à la permanence des choses collectives, — société, religion, patrie, cité, tribu, famille, — c’est-à-dire des seules personnes véritables, des seules consciences claires, des seuls individus distincts, puisque les élémens indiscernables qui les composaient n’avaient point d’être propre ni d’autre fonction que de venir contribuer un moment à la durée de ces formes idéales. En Amérique, l’homme ne ressemble plus guère à la feuille qui ne vit que par l’arbre et que pour l’arbre. C’est en lui-même qu’il a sa raison d’être, non dans la société ou la cité, qui ne sont pas des formations spontanées, d’origine obscure et lointaine, mais des œuvres récentes de l’association réfléchie. L’instinct et la tradition ne sont plus ses principaux ressorts d’action. Il n’est plus un instrument pour servir « aux fins mystérieuses de la nature. » Il n’est plus naïf et « divin ; » en Amérique il n’y a pas de peuple, au sens profond que Michelet donne au mot. — Quoi de plus étrange aussi que la stérilité de cette race dont la jeunesse, la santé, la richesse, l’optimisme, n’empêcheraient pas la décroissance sans l’afflux incessant des immigrans ? Véritablement la vie personnelle se poursuit là-bas aux dépens de la vie de l’espèce : elle est trop intéressante, trop fertile en excitations et en soucis, en ambitions et en efforts, trop intense et trop instable. Toute leur énergie leur est remontée dans les grands lobes cérébraux, dans les régions de la pensée lucide et de la volonté consciente. Chez la femme surtout, qui, chez nous, est restée une créature d’instinct et de tradition, ouvrière des desseins de l’espèce, servante des préjugés sociaux, l’individu est trop affranchi, l’instruction poussée trop loin, l’indépendance trop complète, l’être physique et moral trop affiné et trop civilisé.

Entre les vieilles ruches d’Orient et ce nouveau monde occidental, nos pays d’Europe tiennent une place moyenne. Quand nous les comparons aux antiques sociétés instinctives, ils ne nous semblent différer que par des nuances de la grande association