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sur notre terre comme des étrangers et des colons ; nous ne vivons pas dans des maisons de bois ou des villes improvisées. Aux États-Unis, même dans les États de l’Atlantique, les grandes villes finissent misérablement devant le désert : les dernières maisons de brique rouge font face à une solitude inculte que ne traverse d’autre route que la voie ferrée. Du chemin de fer on n’aperçoit que la prairie et la forêt primitives, tantôt intactes, tantôt éventrées, entamées par une usine fumante qu’on a mise là comme un outil meurtrier. Dans la montagne, usines et grands hôtels de touristes se dressent brusquement au milieu du pays sauvage. En dépit des écriteaux poétiques où s’étalent les noms de leurs « sites, » en dépit de leurs Inspiration Points et de leurs Lover’s Walk, les cataractes du Niagara ne servent plus qu’à glorifier certaines pilules et certains savons. Tout cela est laid comme une carrière dans un flanc de montagne que l’on dépèce ; le blanc cru de la- roche taillée à vif et des pierres arrachées blesse les yeux ; là-haut, les sapins, qui s’accrochent à la tranche brune de terre végétale, penchent, jaunis par la poussière, et leurs racines mises à nu pendent lamentablement dans le vide.

Notre civilisation ne nous heurte pas par la brutalité de ces contrastes avec la Nature. Elle en a germé doucement et régulièrement. Nous sommes sortis de cette Nature, nous y tenons encore par notre chair. A nos heures de rêverie, nous souffrons par sympathie devant telle tristesse de la mer ; tel frisson de la forêt sous un petit souffle d’octobre, devant un couchant ensanglanté, passe mystérieusement en nous. Par des fibres aussi obscures nous plongeons dans le passé de notre race. Devant tel vieux village de France nous les sentons qui s’émeuvent, et la lignée d’ancêtres que chacun porte en soi se met sourdement à remuer. Nous ne vivons pas uniquement d’expérience personnelle, enregistrée dans la cervelle lucide. Nous communiquons encore avec « l’Inconscient. » Et c’est peut-être pour cela que l’on trouve toujours dans notre Orient ce que l’Amérique ne produit pas, je veux dire deux ou trois grands poètes, quelques artistes, quelques philosophes supérieurs qui sont la voix de toute une race, — un Ruskin en Angleterre, un Tolstoï en Russie, en France le brahme bienheureux et bien-aimé qui nous disait hier encore des choses ironiques, si profondes et si légères, de la Vie, de l’Amour, et de la Mort.


ANDRE CHEVRILLON.