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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/637

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— Fais-la avec moi, je ne t’interromprai pas.

— Non, impossible… C’est ma besogne, la mienne, la mienne ! .. J’ai été seule toute ma vie et je ne veux appartenir qu’à moi-même. Je me rappelle aussi bien que toi, mais cela ne compte pas. Nous étions des enfans alors, nous ne savions pas ce qui était devant nous. Dick, ne sois point égoïste. Je vois mon chemin vers un petit succès. Allons, ne me l’enlève pas.

Il n’y a eu qu’une clameur parmi les lectrices contre l’odieuse personnalité de Maisie, qui, tout en défendant au pauvre Dick le moindre espoir, prétend le garder dans sa vie, se servir de ses conseils, maîtriser, grâce à lui, l’art rebelle, sans rien accorder en échange. Il est certain que le personnage de Maisie n’est pas construit d’après les antiques notions de la femme tendre et dévouée, mais nous aurons le courage de reconnaître qu’elle est vraie, merveilleusement moderne, très curieuse à suivre et intéressante à sa manière, car elle ne trompe pas Dick, elle ne le leurre d’aucune espérance même lointaine, elle s’accuse de n’avoir pas de cœur ; ce n’est pas sa faute si elle a une volonté inébranlable et un seul but dans la vie. Dieu veuille que la nouvelle génération de femmes rivales de l’homme, marchant sur ses brisées et lui disputant le succès, ne produise que des créatures aussi sincères, aussi droites, aussi pures que Maisie. C’est parce qu’elle a cette dureté de diamant que Dick l’aime d’un amour à la fois si respectueux et si éperdu. — Il faudra, pense-t-il, que l’un de nous ait raison de l’autre. — Et la lutte exalte ce rude athlète.

Il va la voir chaque dimanche avec sa permission comme un courtaud de boutique va voir une ouvrière, furieux contre sa faiblesse, furieux d’avoir à retenir ses baisers et à causer uniquement de l’art, l’art féminin dont il ne donnerait pas deux sous, trop heureux cependant qu’elle daigne le recevoir dans son pauvre intérieur toujours en désordre, sous les yeux jaloux de sa compagne, une impressionniste à cheveux rouges qui, elle, donnerait volontiers l’art et tout au monde pour l’amour de ce brave garçon, mais naturellement, il hait le tiers incommode qui, en outre, le devine avec une désobligeante clairvoyance. Chaque fois, il s’éloigne déçu et la rage au cœur ; mais rage et déception s’effacent devant le besoin de protéger Maisie, et il sent qu’après tout, le pire c’est de ne pouvoir la défendre contre l’isolement, contre la gêne, contre les misères de sa pauvre vie désemparée. Fraternellement, il l’exhorte à vivre d’autre chose que de thé, à surveiller son estomac ; il est meilleur qu’elle, oh ! meilleur mille fois, et quand elle le lui dit avec une sorte de remords, il baise l’ourlet de son manteau, honteux, presque effrayé d’une telle méprise