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séparée. Un grand parc, qui s’étendait alentour avec des kiosques et des pagodes, enclavait un lac aux reflets d’opale, où des nymphæas dormaient à fleur d’eau. Des accords, des parfums, les échos d’une fête montaient confusément de ce site enchanté.

Épuisée par la rapidité de sa course aérienne, Leï-tse murmura : « Est-ce là le terme de notre voyage ? N’arrêterons-nous pas ici ? Où m’emportes-tu ? » Mais déjà le Génie l’avait, d’un coup d’ailes, enlevée plus haut dans les airs. « Non, fuyons encore, cette ville est Pékin, ce palais est la demeure mystérieuse du Fils du Ciel. Sous les lambris de ces somptueux édifices, se cachent plus de soucis et de misères qu’en aucun lieu du monde… D’ailleurs, la nuit avance, le jour va bientôt paraître, et il nous reste encore de vastes espaces à parcourir, car voici seulement la Grande Muraille. »

Elle aperçut alors un long ruban de pierre qui, franchissant les ravins et les fleuves, se perdait au loin dans les déserts qui fermaient l’horizon… Aux plaines sablonneuses, des forêts de sapins et de mélèzes succédaient maintenant. La lune resplendissait encore dans un cercle pâle, mais les feux des étoiles s’étaient tous éteints. L’air devenait froid, un vent âpre et strident balayait d’énormes nuages, et des vols d’éperviers s’enfuyaient vers le sud.

Comme les premières lueurs d’une aube blafarde effrangeaient le ciel, le Génie arrêta sa course. Il descendait lentement vers la terre, où quelques pauvres maisons apparaissaient, entassées entre des murs fortifiés et une rivière déjà glacée. Au-delà, des plaines sans fin se déroulaient, sur lesquelles la neige, comme un linceul immense, étalait ses blancheurs. L’heure crépusculaire rendait plus sauvage et plus funèbre encore ce pays désolé. C’était la frontière septentrionale de la Mandchourie.

Là, dans une misérable masure, sur un pauvre grabat, gisait l’amant exilé de Leï-tse. Abandonné de tous, déçu dans ses espérances, privé d’amour, il avait trop souffert, il n’avait plus la force ni la volonté de vivre. Depuis son arrivée dans cette triste contrée, un mal de langueur le minait, et la mort prenait peu à peu possession de son corps. La veille au soir, son état s’était subitement aggravé, et maintenant il respirait à peine, ses yeux voilés d’ombre ne percevaient plus la lumière. Mais la flamme de la pensée brillait encore au fond de son être : dans son agonie, il rêvait de Leï-tse et l’invoquait avec toute l’ardeur des désirs d’autrefois.

Elle entra soudain, posa ses lèvres pâles de fantôme sur la bouche blême du mourant et recueillit son dernier souffle dans un baiser.

Quand il eut expiré, leurs deux âmes enfin réunies montèrent ensemble vers les cieux, et, franchissant les bornes de l’univers apparent, s’élevèrent jusqu’aux régions idéales de l’éther illimité. Un monde nouveau s’ouvrait à elles désormais, monde immatériel