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son industrie. Il laissait dire, il laissait crier ; il méprisait les routiniers et les clabaudeurs et poursuivait sa pointe avec une indomptable obstination. Personne n’eut des ennemis plus acharnés. Le plus rude des médecins saigneurs, le bilieux Gui Patin, le traitait « de bipède très pervers, très médisant et très menteur, de polisson hebdomadaire, » et prétendait que, « si Cacophraste Renaudot, vilain nez pourri de gazetier, n’était soutenu de l’éminence, » on eût bientôt fait de lui intenter un procès criminel « au bout duquel il y aurait eu un tombereau, un bourreau ou tout au moins une amende honorable. » Mais quand une invention est conforme à l’esprit du temps, tous les Gui Patin de la terre sont impuissans à l’étouffer, et la gazette fondée par Renaudot a vécu et vit encore.

Le journal périodique était né hors de France, quelques années auparavant. Sept villes, Anvers, Strasbourg, Francfort-sur-le-Mein, Fulda, Hildesheim, Erfurt et Stettin se sont disputé l’honneur de cette invention. M. Zenker, qui vient de publier une histoire du journalisme viennois depuis ses origines jusqu’en 1848[1], a démontré que c’est à Vienne qu’appartient la priorité, que cette capitale a possédé dès l’an 1615 ou 1616 son premier journal régulier, tandis que Fulda n’a eu le sien qu’en 1619, Erfurt en 1620, Anvers en 1621, l’Angleterre en 1622, la Hollande en 1626, la France en 1631. Mais M. Zenker s’empresse d’ajouter, en historiographe consciencieux, que les premiers journaux publiés à Vienne étaient loin de valoir la fameuse Gazette hebdomadaire, que l’Autriche n’a pas eu son Renaudot.

Cet homme ingénieux estimait qu’un journaliste qui sait son métier ne se contente pas de publier des avis utiles au commerce, de donner des nouvelles aux curieux, de procurer aux vaniteux le plaisir de voir leur nom imprimé tout vif, qu’il doit avoir de plus hautes visées et aspirer à devenir un personnage dans l’État, qu’il ne tient qu’aux gazetiers de rendre de précieux services aux gouvernemens par l’influence qu’ils exercent sur l’opinion publique. Tel était aussi le sentiment de Richelieu, et Renaudot obtint sans peine le privilège qu’il demandait. « Ces feuilles, disait-il, n’ont rien de petit que leur volume. C’est le journal des rois et des puissances de la terre ; tout y est par eux et pour eux, qui en font le capital ; les autres personnages ne leur servent que d’accessoire. »

La mariée ne pouvait être trop belle, et le journal des puissances de la terre devait être écrit dans un style qui pût leur agréer. Le cardinal pensait que la forme fait valoir le fond et quelquefois le sauve, qu’une gazette dont le principal emploi était de justifier, de glorifier sa politique, devait avoir quelque mérite littéraire, et il attacha à la

  1. Geschichte der Wiener Journalistik von den Anfängen bis zum Jahre 1848, von E.-V. Zenker. Wien und Leipzig, 1892.