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MULTATULI

Lorsque, le 19 février 1887, Édouard Douwes Dekker, ce Hollandais évadé, s’éteignit dans la petite maison de campagne qu’il habitait depuis dix-sept ans sur les bords du Rhin, tous les journaux démocratiques et libres penseurs de son pays, imités par quelques recueils littéraires, parurent encadrés de noir. Les Pays-Bas venaient de perdre une de leurs intelligences les plus vives, sinon les mieux équilibrées, et surtout un de leurs plus brillans écrivains. Pendant plus d’un tiers de siècle il avait, d’une main fiévreuse, jeté ses écrits, comme autant de quartiers de roc, dans l’étang hollandais, dont ils avaient remué les eaux dormantes, faisant monter à la surface beaucoup d’écume et quelque peu de vase. Il avait dénoncé les abus du système colonial, stigmatisé l’égoïsme de la bourgeoisie commerciale, percé à jour de ses sarcasmes l’hypocrisie des mœurs calvinistes, fait des appels désespérés à la pitié, à la justice, en faveur des déshérités, rhabillé à neuf quelques vieilles vérités et pas mal de sophismes, soulevé des rancunes profondes et de chaudes sympathies, provoqué des courans d’opinion comme jamais publiciste ne l’avait fait avant lui dans le pays classique du flegme et du froid calcul.

Pourtant, au-delà des frontières de son pays, on ne s’est guère occupé de lui. Son nom n’est pas devenu, et ne deviendra probablement jamais européen. Il a eu la mauvaise chance de naître dans un petit pays, et d’écrire dans une langue qu’on ne lit pas à l’étranger. Dans un milieu plus vaste, il se fût élevé plus haut. Pour le penseur, l’écrivain, il n’est pas désirable d’être le premier d’un village.