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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/808

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chrétiens et des infidèles, tourneraient au détriment de ceux-ci, au profit de ceux-là ?

Pouvait-il avoir raison contre le résident pensionné chez lequel Droogstoppel avait dîné dans une charmante villa des environs d’Amsterdam et qui prétendait que Java était un paradis terrestre pour les gens qui se conduisaient bien ?

Pouvait-il avoir raison contre le négociant en thé, qui avait un si beau coupé à deux chevaux et qui vantait en toute occasion la sagesse des lois grâce auxquelles il achetait à bas prix le thé qu’il revendait fort cher ?

Pouvait-il avoir raison enfin contre la Société néerlandaise de commerce qui faisait gagner chaque année de si beaux courtages à la maison Last et C° sur le café de Java qu’elle vendait aux enchères publiques ?

Décidément, ce Havelaar n’était qu’un fonctionnaire incapable ou infidèle, qui cherchait à se venger par de basses calomnies d’une disgrâce méritée.

Ici Multatuli, rompant brusquement avec la fiction, saisit la plume pour son propre compte. Après avoir adjuré en termes véhémens le peuple néerlandais de protester avec lui contre l’exploitation systématique des Javanais et contre les coûteuses et sanglantes expéditions destinées à réprimer les révoltes d’un peuple au désespoir, il déclare que, si l’on refuse de l’écouter, il traduira son livre dans toutes les langues de l’Europe, dans tous les dialectes de l’Insulinde, afin que le monde sache qu’il existe entre l’Ost-Frise et l’Escaut un État qui vit de piraterie, afin que l’Inde entière prenne les armes contre cette monstrueuse domination :

— Je ferai cela, dit-il, car je leur ai promis aide et secours à ces martyrs, moi, Multatuli.

Et s’adressant au roi des Pays-Bas, « souverain de ce bel empire de l’Insulinde qui se déroule le long de l’Equateur comme une ceinture d’émeraude, » il lui demande « si sa volonté impériale est que là-bas ses 30 millions de sujets soient maltraités et dépouillés en son nom. »

Si nous avions à juger Max Havelaar comme un roman ordinaire, nous en parlerions avec sévérité et peut-être n’en parlerions-nous pas du tout. L’action presque nulle, mal conduite et médiocrement intéressante, se traîne de chapitre en chapitre entre des conversations sans vivacité et des descriptions en style d’ingénieur. A moins d’être Hollandais ou d’avoir à écrire une étude sur Multatuli, on se décide difficilement à suivre jusqu’au bout ce flot de prose qui coule d’une allure à la fois saccadée et lente, charriant de distance en distance une observation neuve, une idée