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l’observation des caractères, Mozart le dépasse quelquefois. Figaro qui chante a moins de mordant, mais peut-être encore plus de brio que Figaro qui parle. Sur le beau visage de la comtesse, au lieu du trouble un peu sensuel que Beaumarchais y a répandu, Mozart nous montre la noblesse et la mélancolie. Et Suzanne, « la charmante fille, toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d’esprit, d’amour et de délices… » chez Mozart comme chez Beaumarchais, la voilà bien. Mais chez Mozart, au dernier moment, elle est quelque chose de plus. Rappelez-vous l’air des marronniers. De ces lèvres rieuses, de ce gosier de fauvette, jamais n’était sorti encore un chant aussi grave, aussi mystérieux. S’agit-il seulement d’attirer et de duper le comte ? N’y a-t-il ici que malice et supercherie ? Alors, pourquoi ce récitatif solennel, je dirais presque auguste, pourquoi cette largeur inaccoutumée et dans certaine modulation mineure autant de trouble et d’émoi ? Ah ! moqueuse Suzon, vous ne vous moquez plus. Sous les grands arbres qui balancent leurs grappes embaumées, vous voici sérieuse et vaguement alanguie. Cette joie, cette belle joie, gioia bella, comme dit le texte italien, vous l’appelez d’une voix qu’on ne vous connaissait pas. Êtes-vous Suzanne ? Êtes-vous la comtesse ? Dans l’ombre, on n’en sait plus rien. Qu’importe ? Vous êtes ce que vous n’aviez jamais été encore. Ce n’est plus votre esprit, c’est votre âme qui chante : une âme de femme, inquiète du mystère de l’amour dans le mystère de la nuit.

De Chérubin enfin, que ne dirait-on pas si tout n’avait été dit, si chacun ne savait depuis longtemps quel rayon d’idéal a gardé le front de cet enfant, depuis que Mozart l’a touché. Le charmant polisson de Beaumarchais est devenu l’adolescent divin, le frère curieux et rêveur de l’antique Psyché. Voi che sapete… Vous qui savez quelle chose est l’amour… On ne l’a peut-être jamais su tout au juste ; mais personne n’a été plus près de le savoir et de le dire, que Mozart en cette exquise chanson. Pour être beaucoup, oh ! oui, beaucoup plus simple que celle de Wagner, on voit donc que la psychologie de Mozart n’en est pas moins fine. Où trouverait-on du désir, par exemple, une expression aussi juste, aussi nuancée et subtile que dans les deux airs de Chérubin, dans l’effervescence du premier, dans la timidité du second ? Tous les leitmotive du monde n’y ajouteraient rien. Et cela, sans convention, sans effort, sans le secours de ces motifs-étiquettes, qu’on accroche au cou des personnages : « C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. » Trois notes pour la compassion de Brunehild ; pour la douleur d’Amfortas, une succession chromatique. Pour Chérubin, au contraire, pour Figaro, pour Suzanne, des mélodies, des mélodies encore, toujours diverses, toujours nouvelles, et pourtant c’est toujours Suzanne et toujours Chérubin et toujours Figaro.

Enfin, et par là surtout il reste unique, Mozart est le créateur le plus