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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/314

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science le peintre montre en un instant. » Léonard sait d’expérience ce que peut la peinture. Il a vu « le portrait d’un père de famille auquel les petits enfans encore dans les langes faisaient des caresses, et de même le chien et la chatte de la maison, ce qui était chose merveilleuse à voir. » Plus étrange encore est le prodige dont il fut le témoin et l’auteur. « Le peintre peut dominer à ce point l’esprit des hommes qu’il les induise à aimer à l’adoration une peinture qui ne représente aucune femme vivante. Il m’est arrivé à moi-même de faire une peinture qui figurait une chose divine (una cosa divina) ; un homme, s’en étant épris, l’acheta et voulut faire disparaître la représentation de la divinité pour la pouvoir baiser sans remords. Enfin la conscience vainquit les soupirs et la passion, mais il fallut enlever la peinture de la maison (§ 25). » C’est encore à un épisode de sa propre vie qu’il fait allusion, quand il parle « d’un peintre qui fit une peinture telle que qui la voyait, soudain éclatait de rire et continuait tant qu’il avait les yeux sur elle. » Ainsi la peinture n’est pas un vague et sommaire langage, bon à traduire des impressions superficielles. Elle donne de l’objet tout ce que l’œil en perçoit, elle le pose devant nous ; pour la vue il existe. Dans l’apparence qu’elle crée, elle met l’intensité du réel. Devant un beau corps, « elle sollicite les mains au toucher, la bouche au baiser » et peut verser en l’âme jusqu’à la troublante ivresse de la passion.


III

Entendons bien la pensée de Léonard. Quand il dit que la peinture est imitation, il veut dire seulement que ses images doivent, pour l’œil, se confondre avec la réalité même. Le cadre du tableau est comme une fenêtre brusquement ouverte sur une scène à laquelle nous assisterions invisibles. Mais ce n’est pas dire que l’art consiste à copier ce qu’on voit, à reproduire trait pour trait ce que la nature a produit déjà. A quoi bon cette vaine redite ? Si telle est la fin de l’art, pourquoi ne pas se contenter des procédés mécaniques qui permettent de calquer l’objet qu’on a sous les yeux et de reconstruire les formes en juxtaposant leurs élémens ? Imiter la nature, ce n’est pas refaire ce qu’elle a fait, c’est découvrir et s’approprier ses procédés pour faire autre chose et mieux. L’art est poésie, invention. On étudie la peinture non comme une technique machinale, pour copier une forme donnée, sans l’entendre, mais comme une langue qu’on plie à toutes les exigences de la pensée qui l’a créée pour son usage.

Le peintre n’est pas une machine, esclave de la besogne pour laquelle elle est faite, il est un libre et vivant esprit qui varie ses