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dit encore « qu’il prenait grand intérêt à aller voir les gestes des condamnés alors qu’ils étaient conduits au supplice, pour noter les contractions de leurs sourcils, les mouvemens de leurs yeux et les dernières secousses de la vie. »

Giovambatista Giraldi nous apprend aussi la patience et les scrupules de ce grand observateur. Dans son traité sur l’art de composer des romans, des tragédies et des comédies, il dit « que le peintre dramatique doit faire ce qu’avait coutume de faire Léonard de Vinci, très excellent peintre. Quand il avait à introduire quelque personnage dans un de ses tableaux, il considérait d’abord sa qualité et sa nature, s’il devait être de la noblesse ou du peuple, d’humeur joyeuse ou triste, troublé ou serein, vieux ou jeune, bon ou méchant. Quand il avait reconnu ce qu’il devait être, il allait dans les lieux où il savait que se réunissaient d’ordinaire les gens de caractère analogue. Il observait attentivement leur physionomie, leurs manières, les habitudes et les mouvemens de leur corps, et toutes les fois qu’il trouvait le moindre trait qui pût servir à son objet, il le notait en un croquis sur le petit carnet qu’il portait toujours à la ceinture. Cela fait maintes et maintes fois, quand il avait recueilli tout ce qui lui paraissait suffire à l’image qu’il voulait peindre, il se mettait à la composer (formarla) et la rendait à merveille. Mon père, homme fort curieux de ces sortes de détails, m’a raconté mille fois qu’il employa surtout cette méthode pour son fameux tableau de Milan. »

Suit la célèbre anecdote sur la Cène. Les moines se plaignent à Ludovic le More que Léonard n’achève pas son tableau. Le duc porte au peintre leurs plaintes : — « Votre Excellence saura, répond Léonard, qu’il ne me reste plus à peindre que la tête de Judas, lequel a été cet insigne coquin que tout le monde sait. Il convient donc de lui donner une physionomie qui réponde à tant de scélératesse : pour cela, il y a un an, et peut-être plus, que tous les jours, soir et matin, je vais au Borghetto, où Votre Altesse sait bien qu’habite toute la canaille de sa capitale ; mais je n’ai pu encore trouver un visage de scélérat qui satisfasse à ce que j’ai dans l’idée. Une fois ce visage trouvé, en un jour je finis le tableau. Si cependant mes recherches sont vaines, je prendrai les traits du frère prieur qui vient se plaindre de moi à Votre Seigneurie et qui d’ailleurs remplit parfaitement mon objet, mais j’hésitais depuis longtemps à le tourner en ridicule dans son propre couvent. »

S’il prépare son œuvre avec lenteur, s’il recueille dans la réalité, avec la patience du savant, les images qui peuvent la faire plus vraie, est-ce à dire qu’il sacrifie la spontanéité à la réflexion ? qu’il compose un tableau de morceaux, de pièces rapportées ? N’en croyez rien. D’abord ce qui détermine son choix dans les images sans