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l’intensité d’une réalité plus expressive. Il ne recule pas devant l’idée de peindre un cyclone, de rendre le mouvement fou des nuées, des eaux, des choses et des hommes dans cette course à l’abîme. Pour y réussir, il accumule les détails réels, mais il en compose une scène formidable qui, faite d’élémens vrais, semble par là même le cauchemar d’un poète dantesque.

Aller dans le sens de la nature, plus loin que la nature même, voilà son rêve. C’est l’ambition d’un Prométhée de sang-froid qui, au lieu d’insulter Jupiter, étudie ses œuvres pour lui en dérober le secret. Artiste, il ne demande à la science que la puissance de créer, de donner la vie. Si vous voulez savoir tout ce que l’exécution savante de l’impeccable ouvrier cache de verve, d’émotion, regardez ses croquis. La science, dans ce premier jet, ne sert qu’à faire le mouvement juste. Résumé en quelques traits, le corps est une machine agissante, d’un ressort extraordinaire. Les croquis des chevaux et des soldats combattans, pour la Bataille d’Anghiari, font des hommes et des bêtes des armes vivantes chargées de passion et de furie. Quand les bras au-dessus des épaules se lèvent pour frapper, la tête, la poitrine, les reins, les jambes, tout frappe, tout l’être est lancé d’un même élan au même but. Chaque fois que dans les manuscrits, d’une indication sommaire, il dessine des hommes en action, travailleurs se servant des machines qu’il invente, forgerons brandissant au-dessus de leur tête le lourd marteau, terrassiers, soldats, cavaliers, il ne laisse, pour ainsi dire, du corps que l’esprit qui l’anime, de la forme que le mouvement qui la transfigure. Un dessin de Windsor représente la cour d’un arsenal. Des deux côtés d’un haut palan, des équipes de travailleurs nus, pendus à de longues barres, tirant des mains, s’arc-boutant des pieds, multipliant leur poids par l’effort, manœuvrent un treuil relié aux câbles d’une moufle qui soulève un formidable engin, un canon se chargeant par la culasse, tandis que d’autres, d’un mouvement calculé, poussent un essieu monté sur deux roues sous l’énorme masse lentement ébranlée. Les corps en grappes sont pris dans l’unité du même effort, les lignes remuent, s’agitent, les articulations jouent, les muscles se gonflent ; tout ce que cette scène concentre de vérité, de science, d’observations justes, est inouï ; mais, de tout ce réalisme, ce qui se dégage, c’est l’impression d’une vie surnaturelle, la vision d’une forge d’enfer.


VII

Ce qui fait la beauté des dessins du Vinci, dont le nombre peut atténuer le regret de ses tableaux trop rares, c’est avec le même