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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/327

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frémit, l’œil est d’une inquiétante fixité, la bouche, d’un dessin exquis, est impérieuse jusqu’à la cruauté. Un double rang de perles orne son col, et ses cheveux tombent en ondes sur ses épaules, comme secoués d’un vent de colère. Sans en altérer la délicatesse, une contraction légère raidit les muscles du visage. Elle n’a rien à donner, et elle ne veut rien recevoir. Quels rêves, quels caprices, quelles douleurs ou quels crimes ont fait cette étrange beauté, exilée du bonheur ?

Les maîtres florentins sont des décoratifs, Léonard est un expressif. Il ne se contente pas de réjouir les yeux et d’amuser l’esprit par des images ; il a l’ambition d’évoquer des âmes qui, détachées de lui, vivent de leur vie propre et dont le secret ignoré d’elles-mêmes le dépasse. La plupart des caricatures qu’on lui attribue sont apocryphes, d’un dessin mou, sans caractère. Ses caricatures originales me paraissent des études d’expression. Il avance la lèvre inférieure, descend le nez, fend la bouche, rentre le front, le bombe, allonge le crâne, aplatit la face ou la jette en avant. Il exagère les traits qu’il a surpris sur un visage et, par ce grossissement, il en force le sens. Toutes différences faites, je comparerais ces caricatures aux expériences de Duchenne de Boulogne, analysant les élémens de la physionomie en faisant jouer tour à tour les divers muscles qui concourent à l’expression. Voyez ce front rejeté en arrière, fuyant, le crâne prolongé en bonnet persan, les yeux petits, tout ce qu’il y a d’humain atrophié ; et les mâchoires saillantes, le nez gros, les lèvres épaisses, toute la bête dehors. Méchanceté, ruse, cruauté, luxure, imbécillité, tout ce qu’il y a de grotesque et de bestial dans l’homme sort de ces déformations du visage humain.

Parfois, sans aller jusqu’à la caricature, Léonard se plaît à composer des figures singulières, êtres de rêve, nés de son caprice, auxquels il donne la précision d’une étude sur nature. Voyez au Louvre la petite tête au crayon rouge qui s’enlève lumineuse dans l’encadrement de la chevelure fantastique. Le front est trop haut, les yeux trop grands, le nez trop long ; le bas du visage est comme écourté, la bouche est petite, bien dessinée, avec une moue de dédain, mais la lèvre inférieure est forte, et la ligne de la mâchoire se prolonge élargissant à l’excès le visage ; tout autour un débordement de cheveux lancés en tous sens, dont les boucles frémissantes font à cette tête une coiffure de serpens aux replis vivans. L’étrange personne, de quel sexe ? par quel mystère se fondent l’indifférence et l’ardeur en cette subtile beauté ? de quelles voluptés ce grand œil garde-t-il la lassitude ? quelles vagues pensées, quelles images, quels désirs, quelles attentes y flottent ?