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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/450

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vieillard, juché sur le dos d’une mule, secoué entre de nombreux sacs, apparut subitement. L’occasion était trop belle pour ne pas exprimer la joie qui l’étouffait.

— Je vais au-devant de mon fils, tel que vous me voyez, dit-elle. Il passe avec son régiment à Belva, c’est lui qui m’a fait appeler !

— C’est un beau plaisir dont je vous félicite, dit le vieillard, car j’ai été soldat dans mon temps. Bonjour, bonne femme, portez-vous bien, et demeurez en joie !

Alors le cliquetement du sabot de la mule s’éteignit, on n’entendit plus que le glissement du crapaud cornu, le grincement de la plate tarentule, le froissement des cailloux par les serpens et le tumulte bourdonnant des insectes. De végétation plus de trace, à part quelques pins brûlés et quelques lentisques affaissés. Mais qu’importait tout au monde ! son âme enchantée planait sur son corps consumé, bientôt Neillo serait avec elle !

C’était une fière joie ! le vieillard l’avait bien dit, pour une mère de savoir son fils sain et solide.

Elle tomba de besoin près d’une source, s’accroupit, et mangea son pain trempé d’eau claire. Puis, son besoin d’expansion la reprenant, elle dit aux habitans d’une masure sur le pas de leur porte :

— Telle que me voilà, j’ai vingt milles dans les jambes, que je ne sens pas du reste, car je vais trouver mon fils qui est à Belva, et qui m’a fait appeler.

Être mère de soldat ! c’était à la fois pour elle une royauté et un martyre.

Enfin… loin, très loin, se dessina le rideau de pins qui borde la gorge de Belva.

Un instant la pensée qu’après tout, ce que le colporteur avait dit pourrait arriver, qu’il pourrait se faire que les ordres fussent changés, cette pensée traversa son âme en en brisant le ressort, ce ne fut qu’un éclair. Elle reprit le dessus. A deux heures elle touchait le rideau de pins, maigre ombre de sa longue route, sous laquelle poussaient de petites fraises de bois.

D’après un berger qu’elle interrogea, les troupes étaient engagées déjà dans les gorges de Belva, et mieux encore, elle arriva bientôt elle-même aux noisetiers d’où on les voyait manœuvrer avec leurs képis de toile blanche, leurs canons, leurs chevaux, allant, venant, se massant, tandis que les étincelles qui jaillissaient des armures éclataient sur le blanc gris des tentes. Elle s’affaissa dans l’herbe pour rendre grâces à Dieu, puis bondit rapidement le long de la descente abrupte et tournoyante qui aboutissait au ravin.