Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/464

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce naufrage, à moins qu’elle ne soit déjà confondue dans votre mémoire avec tant d’autres semblables. Qu’ils sont loin, ces orages du passé, et comme je rougirais, si je pouvais croire qu’il en remonte une écume à mon cœur ! Je ne sais en vérité pourquoi mon examen s’attarde à ces anciennes misères.

Dès lors, aux heures des réflexions amères, le peu de raison que j’avais conservé me montrait ma perte inévitable. L’homme ne vit point par curiosité pure ; créés pour l’action, chargés d’une âme qui veut se donner et nous tourmente tant qu’elle ne s’est pas donnée, nous essayons vainement de la tuer en nous : si l’idée lui manque, et le but élevé vers lequel tendre son effort, elle se donnera, l’esclave née qu’elle est, à une misérable créature comme elle. Il faut servir et choisir un maître : qui ne l’a pas su trouver assez haut ira se vendre aux carrefours plutôt que de s’en passer. Par bonheur, mon vrai maître m’attendait à cette heure critique : écoutez comme il me reprit à vous.


IV

Le grand cirque d’Éphèse s’ouvrait, ce jour-là, à tout le peuple d’Asie. De la base au sommet du vaste amphithéâtre, égayé par la vie heureuse et bruyante des multitudes en fête, montait un flot tumultueux d’hommes, une tempête de cris et d’appels, dominée par les rauques bâillemens des bêtes. Du ciel ardent, à travers le vélum de pourpre, la lumière rousse tombait sur l’arène, ensanglantant de ses jeux les degrés de marbre, les visages attentifs des spectateurs, les parures des femmes, les robes des fauves, panthères et lions, qui attendaient le belluaire en tournant d’un pas ennuyé sur les dalles. J’errais dans cette foule, guettant là comme partout le coup de plaisir et de souffrance qui secouait tout mon être à votre entrée dans un lieu. Les servantes de la déesse apparurent sur les gradins réservés ; vous étiez assise au premier rang, vos doigts jouaient avec vos colliers d’or. Comme toujours, dès que mes regards vous eurent rencontrée, le peuple, les fauves, les choses environnantes s’évanouirent pour eux ; je n’aperçus plus que vous, je me détournai de l’arène, je suivis dans vos yeux, sur votre iront, les scènes poignantes du spectacle. Ainsi je vis se peindre sur vos traits, comme dans le bronze d’un miroir, l’émotion du signal, l’élan furieux des bêtes mordant les grilles du podium, se rejetant dans le cirque et s’y entre-déchirant ; puis la lutte des gladiateurs barbares, l’enlacement des corps nus et des glaives,