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renoncement de chaque jour, l’abnégation suprême du martyre, c’est en cela que réside la seule force invincible ; elle assure à nos frères le royaume du ciel et le royaume de la terre par surcroît. » — Ce jour-là, je compris qu’une idée nouvelle était entrée dans l’humanité. La force intrinsèque de la souffrance, montant lentement, comme les eaux amères d’un océan qui s’élèverait sans cesse et submergerait les plus hauts sommets, cette idée folle, née au pied d’un gibet, m’apparut à la réflexion une si prodigieuse découverte de l’âme, qu’il devait suffire de s’y tenir fermement pour bouleverser le monde et changer le cours de l’histoire.

Ainsi les leçons de l’artisan suscitaient en moi un homme nouveau. J’aimais chaque jour davantage l’initiateur : c’était faire la moitié du chemin pour le comprendre, pour aimer celui qu’il appelait son Maître. Quand je mesurais la révolution accomplie dans mon intelligence, il me semblait que j’avais vécu un siècle depuis la rencontre du cirque. Tout ce qui m’avait d’abord paru ténèbres était devenu clarté d’aurore ; tout ce qui me paraissait jadis clarté reculait dans une nuit lointaine. Mes anciennes idées, mises en déroute, ne se défendaient plus que sur quelques points isolés, mollement et à l’aventure, tournées qu’elles étaient par l’envahisseur. L’esprit se libérait : le cœur avait plus de lâcheté à rompre sa chaîne.

Je continuais de vous voir. Je retrouvais chez vous cette pensée usée que je dépouillais chez le tisserand. J’y retrouvais surtout les alternatives de joie aiguë et de morne accablement ; après les avoir subies, la paix qui émanait de mon ami me semblait tantôt insipide, tantôt bienfaisante. Vingt fois, aux mauvaises heures, je fus sur le point de me jeter dans ses bras, en le suppliant de m’arracher à vous, de me prendre, de me donner à son Maître. Puis, vos yeux me versaient l’illusion d’un rayon de bonheur ; tout l’ancien monde me ressaisissait à travers votre regard. Les mystères de la maison du faubourg n’étaient plus que la basse folie de quelques songe-creux ; la vie sensée, noble et belle, c’était la vôtre, la nôtre, celle des heureux. Le ciel de ces pauvres gens, un jour refuge contre vous, me faisait horreur le lendemain, sans vous.

Ces irrésolutions et ces déchiremens durèrent quelques semaines, jusqu’à la nuit de fête, sur la plage du Caystre, où mon souvenir s’est attardé d’abord. Je vous ai dit ce que je ressentis pendant cette nuit ; le vieux tisserand et les Galiléens furent oubliés à tout jamais, je le croyais du moins ; le jour ne devait plus se lever sur une pensée qui ne fût pas pour vous. Pourquoi je tombai, quand il se leva, de l’ivresse dans le désespoir, pourquoi je bénis l’apparition de mon sauveur et comment une puissance inexplicable m’attacha à ses pas, ne me