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de la poésie, — sous-entendent des réserves sur d’autres pièces, arrivées par le même courrier et dont il ne parle point. Il a des façons charmantes d’avertir Frédéric d’élaguer son style et de le resserrer : « Cet or en filière, devenu plus compact, en aura plus de poids et de brillant. » Rien de plus facile, d’ailleurs, une petite lime de deux liards suffira ! Il donne au prince quelques conseils précis sur l’emploi du vocabulaire et du tour poétiques, et sur l’utilité de s’exercer à mettre ses pensées en vers quand on veut parler une langue avec plus d’énergie, l’essence des vers étant de dire plus et mieux que la prose ; mais il passe le plus vite qu’il peut sur cette besogne. Au fond, il voudrait qu’il fût entendu une fois pour toutes que Frédéric écrit fort bien le français pour un Allemand et qu’on n’en parlât plus. Ce n’est pas l’écrivain qui l’intéresse, c’est le prince, au lieu que Frédéric prétend traiter d’écrivain à écrivain, d’homme de lettres à homme de lettres. Ici transparaît un malentendu entre les deux personnages, qui éclatera un jour.

Les leçons que Voltaire lui ménageait, Frédéric se mit à les chercher dans les écrits de Voltaire. Quand il avait reçu un ouvrage du maître, il le lisait en compagnie de Keyserlingk et de Jordan, et l’apprenait par cœur, comme les rois d’Israël, dit-il, apprenaient les paroles de Moïse. Il réfléchissait longuement sur ses attentives lectures ; il comparait une nouvelle édition de la Henriade avec la précédente, parce que les remarques sur les passages modifiés lui paraissaient être l’exercice le plus instructif et le plus capable de former le goût. A force de s’appliquer, il trouvait des critiques et qui étaient justes, tantôt sur une œuvre entière, comme Mérope ou Mahomet, tantôt sur une expression, sur un mot. Et quand Voltaire, après avoir admiré que Frédéric ait jugé Mérope comme s’il avait passé sa vie à fréquenter nos théâtres, lui annonce qu’il a corrigé sur ses avis, tout malade qu’il soit, le quatrième et le cinquième acte ; quand il reconnaît que Frédéric a exactement relevé des fautes dans une épître copiée par Mme du Châtelet elle-même ; quand il consent à remplacer dans un poème « écraser des étincelles, » qui a paru au prince une expression impropre, par « étouffer des étincelles, » c’était pour l’écolier de Rheinsberg une joie de bataille gagnée.

Par tout ce travail, par des exercices répétés, par des thèmes qu’il reprend jusqu’à trois fois, Frédéric a formé en lui un écrivain, qu’un historien de la littérature allemande range parmi les grands écrivains de l’Allemagne, en exprimant le regret qu’il ait écrit en français. Certes il a encore de l’inexpérience et de l’inhabileté ; il ne devine pas « certaines manières que l’usage introduit dans notre