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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/517

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réalité des choses et par l’emploi du procédé probant ; par suite obligé d’interdire le procédé probant, de falsifier les choses, de défigurer la réalité, de nier l’évidence, de mentir tous les jours et chaque jour plus outrageusement[1], d’accumuler les actes crians pour imposer le silence, d’aviver, par ce silence et par ces mensonges, l’attention[2]et la perspicacité du public, de transformer des chuchotemens presque muets en paroles vibrantes, et des insuffisances d’éloges en protestations notoires ; bref, affaibli par son propre succès et condamné d’avance à succomber sous ses victoires, à disparaître après un court triomphe, à laisser intacte et debout la rivale indestructible qu’il voulait abattre à titre d’adversaire, et utiliser en qualité d’instrument.


H. TAINE.

  1. Faber, ibid. (1807), p. 35 : « Le mensonge, organisé par système, formant la base du gouvernement et consacré dans les actes publics,.. l’abjuration de toute vérité, de toute conviction à soi, c’est le caractère que déploient les administrateurs en mettant en scène les actes, les sentimens et les pensées du gouvernement, qui se sert d’eux pour décorer les pièces qu’il donne sur le théâtre du monde… Les administrateurs ne croient rien de ce qu’ils disent ; les administrés non plus. »
  2. Voici, entre beaucoup d’autres, deux rapports confidentiels de police qui montrent les sentimens du public et l’inutilité des mesures compressives. (Archives nationales, F7, 3016, Rapport du commissaire-général de Marseille pour le second trimestre de 1808.) « Les événemens d’Espagne ont beaucoup fixé et fixent essentiellement l’attention. En vain, l’observateur attentif voudrait se dissimuler la vérité sur ce point ; le fait est qu’on voit la révolution d’Espagne d’un mauvais œil. On avait cru d’abord que le successeur de Charles IV serait l’héritier légitime. La manière dont on a été détrompé a donné à l’esprit public une direction toute contraire aux hautes pensées de Sa Majesté l’Empereur… Aucune âme généreuse… ne s’élève au niveau de l’importance de la grande cause continentale. » — Ibid. (Rapport pour le second trimestre de 1809.) « J’ai placé des observateurs dans les lieux publics… En résultat de ces mesures, de cette vigilance continuelle, du soin que j’ai de mander devant moi les chefs des établissemens publics où j’ai appris qu’il s’est tenu le moindre propos, j’atteins le but proposé. Mais je suis assuré que, si la crainte de la haute police ne retenait les perturbateurs, les clabaudeurs, ils émettraient publiquement une opinion contraire aux principes du gouvernement… L’opinion publique se détériore de jour en jour ; la misère est extrême, les esprits sont consternés. On n’exhale point ouvertement de murmures, mais le mécontentement existe dans la presque généralité des citoyens… La guerre continentale, la guerre maritime, les événemens de Rome, d’Espagne et d’Allemagne, la cessation absolue du commerce, la conscription, les droits réunis… sont autant de motifs qui s’accordent pour corrompre l’esprit public. Les prêtres et les dévots, les négocians et les propriétaires, les artisans, les ouvriers, le peuple enfin, tout le monde est mécontent… On est, en général, insensible aux victoires continentales ; toutes les classes des citoyens sont bien plus sensibles aux levées de la conscription qu’aux succès qu’elles procurent. »