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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/535

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conservateurs contre la totalité du parti révolutionnaire : d’ordinaire, au lieu de diriger, il leur fallait obéir et faire l’appoint de la politique la plus contraire à leur volonté. De là le double mensonge de la situation. Comme les conservateurs tournent leurs efforts les uns contre les autres, les idées conservatrices sont loin d’avoir dans le gouvernement la force qu’elles ont dans le pays. Comme une partie des conservateurs vote en faveur des révolutionnaires, les idées révolutionnaires ont au gouvernement beaucoup plus de force que dans la nation.

Néanmoins l’attachement à l’ordre est tel que, même séparés des monarchistes, les conservateurs républicains l’emportent souvent en nombre sur les révolutionnaires, et leurs élus comptent dans les assemblées qui gouvernent les communes, les départemens, l’État. Ceux-ci auraient donc pu se faire les champions d’une république sage contre ses ennemis de droite et de gauche. Mais qu’il faut de courage pour en avoir contre tout le monde, et que leur condition est difficile ! Élus malgré les conservateurs monarchistes et avec l’aide des républicains révolutionnaires, ils n’ont pas l’espoir de se concilier les premiers et, s’ils s’aliènent les seconds, c’en est fait de l’avenir politique. L’audace, la maîtrise du gouvernement et des meneurs, appartiennent en monopole aux violens : les modérés n’ont guère que le choix de s’associer au mal pour vivre ou de se perdre pour l’empêcher, et c’est pourquoi ils choisissent le mal avec une persévérance égale à leurs regrets.

Mais le regret est profond, parce qu’en devenant des complices, ils se savent des dupes. Non-seulement ces Jacob qui, depuis plus de douze années, servent chez Laban pour obtenir Rachel, n’ont que Lia aux yeux rouges, mais les exigences croissantes de la démagogie les menacent. Ce n’est pas assez qu’ils lui soient fidèles, elle sait qu’ils ne l’aiment pas. Leur nature se trahit sous le déguisement des paroles et des actes. En vain ils ont les œuvres, il leur manque la grâce efficace qui seule fait les élus, ils voient s’élever contre eux des rivaux plus chers aux purs, et comme leurs capitulations désagrègent et corrompent le parti d’honnêtes gens qui les avait choisis, ils travaillent à ruiner eux-mêmes ce reste de pouvoir auxquels ils ont tant sacrifié.

L’adhésion des monarchistes à la république remettra chacun à sa place et tout en ordre. La république n’étant plus attaquée, l’unique, mais jusque-là indestructible lien qui assemble tous les républicains se brisera. Les hommes d’ordre qui ont dû la défendre sentent la meurtrissure et traînent l’humiliation de leur solidarité avec les révolutionnaires. Cette masse, dont la droiture n’est altérée ni par les ambitions ni par les rancunes, voit l’immoralité de son